L'Humanité. 25 mars 2019.
Frictions n'y va pas de main morte
Jean-Pierre Léonardini
La chronique théâtre de Jean-Pierre Léonardini. Sans peur dans la superstructure d’un monde truffé de bobards.
Le numéro 31 de Frictions, revue vouée au théâtre et aux écritures, paraît avec un riche sommaire (1). Cela s’ouvre sur un texte de Raoul Vaneigem, qui affirme que « les vrais casseurs sont les États et les intérêts financiers qui les commanditent », avec, en regard, la photo d’un homme blessé à la tête qu’un CRS casqué tient à l’œil. D’autres images d’affrontements de rue (dues à John [et Gil] de la Canne) parsèment la livraison. Après l’éditorial percutant du rédacteur en chef, Jean-Pierre Han, sur « le théâtre d’aujourd’hui ou la défaite de la pensée », Alice Carré publie les résultats éloquents de son enquête théâtrale en cours sur « la France libre et l’Afrique ». Suit, de l’auteur argentin Juan Diego Botto, une formidable nouvelle sur l’exil, intitulée le Privilège d’être un chien. Jean Monamy, dans Lettre à Alain Béhar, s’adresse en toute sincérité à cet homme de théâtre qu’il admire. Julien Gaillard prend bille en tête « le Pinocchio de Joël Pommerat, un spectacle pour parents ». Suit un portfolio de magnifiques dessins à l’emporte-pièce, exécutés par Valère Novarina au cours de marathons manuels illustrant des figures de son peuple imaginaire.
Thierry Besche, artiste assembleur de sons, passe au crible en spécialiste averti, pour ainsi dire du point de vue de l’oreille, Thyeste, le spectacle de Thomas Jolly créé à Avignon. Le clown Nikolaus, dans Châlons mon amour, met en boîte à la première personne du singulier, au nom de ses maîtres Jacques Lecoq et Pierre Byland, la tournure prise désormais par l’École du cirque. C’est en vers libres que Benoit Schwartz, avec la Mémoire des eaux, s’investit dans la peau d’un migrant, tandis que Caroline Châtelet, dans Du particulier au général, réalise un modèle de journalisme culturel d’investigation en mettant à nu le mécanisme d’appropriation rampante – par la Ville de Paris – du squat de la Générale de l’avenue Parmentier. Simon Capelle ferme le ban avec Porno (zone – XII –), un long poème furieux qui envoie dinguer l’Eros sur le terrain vague du cloaque de la marchandise, fantasmes y compris.
Frictions assume ainsi un projet de subversion éclairée, sans renoncer à mettre en jeu en tous sens, gravement, les causes et les effets de la déréliction politique ambiante, devenant ainsi, paradoxalement, un lieu de pensée sans peur dans la superstructure d’un monde truffé de bobards (fake news).
(1) 15 euros, rédaction et abonnements au 27, rue Beaunier, 75014 Paris, tél./fax : 01 45 43 48 95, frictions@revue-frictions.net, www.revue-frictions.net