Le réalisme magique de Jon Fosse
Et jamais nous ne serons séparés de Jon Fosse. Mise en scène de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou. T2G Théâtre de Gennevilliers. Jusqu’au 13 octobre à 20 heures (samedi à 18 h et dimanche à 16 h). Puis tournée à Angers, Valence, Annecy, Poitiers, Montpellier, Reims. Tél. : 01 41 32 26 26. www.theatredegennevilliers.fr

Dans l’exacte lignée du travail de Claude Régy qui commença son parcours avec le théâtre de Jon Fosse en présentant Quelqu’un va venir à la toute fin du siècle dernier, en 1999, Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou mettent en scène conjointement Et jamais nous ne serons séparés du même auteur. Rien d’étonnant si on veut bien considérer que le directeur du T2G théâtre de Gennevilliers avait assumé la scénographie du spectacle de Régy (qu’il a longtemps accompagné) et que Yann Boudaud, l’un des protagonistes de cette nouvelle production, faisait partie de la distribution d’alors… Rien d’étonnant non plus pour peu que l’on connaisse (et apprécie) le travail de Jeanneteau.
Bien moins connue que ses chefs-d’œuvre comme Quelqu’un va venir justement, Et jamais nous ne serons séparés est la deuxième pièce de l’auteur écrite en 1994 et traduite par Terje Sinding. On y trouve déjà la façon qu’a Jon Fosse de travailler la matière théâtrale et textuelle qu’il peaufinera de manière plus radicale encore par la suite et qui, justement, avait fasciné Claude Régy. Soit la voix de l’écriture permettant d’atteindre les limites de la conscience et du visible œuvrant ainsi, pour reprendre l’expression de l’écrivain et dramaturge Lancelot Hamelin, dans « un registre de réalisme magique » précisant que « dès que les morts sont invités à prendre voix dans la lumière du jour, dès qu’on sollicité leur parole, il est question de haute magie ». C’est bien ce dont il s’agit dans Et jamais nous ne serons séparés où dans l’aveuglante clarté de la scène, allongée sur un canapé, une femme – superbe et troublante Dominique Reymond – parle, apparemment de choses tout à fait banales et claires, quasiment en boucle, qui concerne la venue (ou le revenue) d’un homme (Yann Boudaud, « personnage » fossien s’il en est) qu’elle attend donc, qui viendra par la suite, ou pas, fantôme ou simple apparition sorti de l’imagination de la femme… C’est d’une clarté aveuglante, mais ce qui surgit, ce qui semble se matérialiser c’est une sorte d’invisible présence des uns et des autres. L’homme va finir par apparaître, mais accompagné d’une jeune fille (Solène Arbel, présence non moins fantomatique et obsessionnelle que celle de ses camarades de jeu) qui l’incite à la rejoindre et à la suivre. Une présence que la femme ne semble pas voir – ou ne veut pas voir et avaliser son existence… L’homme est-il venu ? Qui sont ces personnages ? On a l’impression de se retrouver devant les figures immuables qui reviennent régulièrement de l’écrivain argentin Bioy Casarès dans l’Invention de Morel. Dans quel espace d’une simple mais très grande précision avec juste quelques rares meubles, dans quelle temporalité cela se déroule-t-il ? Sommes-nous déjà dans un lieu de travail de la mort ? Car il est bien question de cela, de cette obsession de Jon Fosse dont on, rappellera les Variations sur la mort, une pièce elle aussi mise en scène par Claude Régy en 2003, alors que présente pièce anticipe pour ainsi dire une autre de ses œuvres écrite en 2002, Jeune fille sur un canapé !…
Et jamais nous ne serons séparés, c’est déjà Femme sur un canapé, dans ce qui semble être le titre d’une œuvre picturale, et l’on rappellera ici l’attrait que la peinture exerce sur l’auteur, ce dont Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou semblent se souvenir à très bon escient. Leur travail le rappelle tout comme la gestion de leur direction d’acteur : il faut voir les différentes postures corporelles de Dominique Reymond la décalant subrepticement de tout réalisme, c’en est proprement fascinant et troublant car cela nous emmène dans une autre dimension, dans un espace-temps géré de remarquable et troublante manière. Il faut voir également, à l’unissons, les apparitions de Yann Boudaud et de Solène Arbel, prototypes de l’acteur fossien… dans un ensemble cohérent à tous les postes.
Photo : © Jean-Louis Fernandez
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