Éloge de zébrures francophones

Jean-Pierre Han

28 mars 2024

in Critiques

Les Zébrures du printemps (festival des écritures), sous la direction de Hassane Kassi Kouyaté. Limoges du 19 au 24 mars 2024.

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En l’espace de quelques saisons « Les Zébrures du printemps » créées en 2020 en référence et indispensable complément avec « Les Zébrures d’automne » sont devenues incontournables. On aurait aimé ajouter qu’elles ont désormais pignon sur rue, mais ce serait trahir l’exacte réalité des choses dans la mesure où, cette année, ce « Festival des écritures » a dû trouvé refuge au Centre culturel Jean Gagnant, l’Espace Noriac qui les abritait jusque-là étant en travaux. Pas une si mauvaise affaire puisque le CCM est doté d’une salle de spectacle de plus de 300 places et d’un plateau plus grands qu’à l’espace Noriac, avec en plus une petite salle où a pu être présenté un très beau projet de Dorcy Rugamba et de Josué Mugisha, La Naissance du tambour qui devrait être repris aux Zébrures d’automne en… 2025. Car c’est bien l’une des caractéristiques de ces Zébrures du printemps de présenter en majorité des lectures de textes en amont de leur future mise en scène données aux Zébrures d’automne. Pour le spectateur c’est une première et précieuse approche du spectacle et peu importe si la future distribution ne sera pas la même que celle qui aura assumé la lecture. Pour le metteur en scène (qui est souvent également l’auteur) aussi d’ailleurs, c’est une précieuse approche de travail. Le spectateur, d’une certaine manière, se retrouve devant sinon une première étape de travail, du moins devant un processus de fabrique qui doit aboutir au spectacle. C’est la parfaite illustration du chemin de l’écriture à la scène.

En ce printemps 2024, dix propositions ont donc éfaites brassant auteurs et autrices venant pour une grande part de pays africains, une belle diversité dans laquelle sont venus se mêler une belge, Pamela Ghislain, les françaises Penda Diouf (naturalisée Sénégalaise), Mélissa Mambo Bangala et l’anichinabée Émilie Monnet. Une grande diversité dans laquelle manque toutefois des représentants du continent asiatique… Cette diversité trouve un point d’ancrage commun : celui de la relation des uns et des autres avec le réel ; une intéressante conversation réunissant certains des participants put ainsi être menée autour de cette thématique.

L’ancrage dans la réalité politique, la plupart du temps terrifiante, des pays concernés n’empêche aucunement les envolées dans des imaginaires bien particuliers. Ainsi dans Bois diable de la guyanaise Alexandra Guénin dont la compagnie a élu domicile au Congo, nous retrouvons-nous dans la plus étonnante des fantasmagories dans une sorte de voyage du dedans (comme aurait dit Henri Michaux) peuplé de fantômes et de djinns. Espaces et temps entièrement reconfigurés. Les effets de transfiguration du réel apparaissent dans maintes propositions, que ce soit chez le camerounais Éric Kwégoué avec À cœur ouvert qui part de l’histoire d’un journaliste sauvagement assassiné pour nous mener dans une enquête, style polar, qui dénonce au passage une société minée par les crises de toutes sortes et où la liberté d’expression n’est qu’un vain mot. Plus direct encore est le Wilé ! de la camerounaise Nadale Fidine qui est mis en lecture par Kouam Tawa, avec l’assassinat d’un enfant dont la mère bientôt rejointe par d’autres femmes du village va exiger par le biais de chants traditionnels (car la parole simple est confisquée) des explications aux responsables du village.

Deux des plus fortes propositions auront été le fait d’Aristide Tarnagda, le plus connu en France (il a été programmé aux festival d’Avignon et d’automne), aussi bien au plan de l’écriture qu’à celui de sa mise en lecture, avec Fadhila qui nous plonge au cœur même de la violence avec « focus » sur le destin de deux femmes, deux mères, admirables résistantes dans une monde en guerre. L’autre spectacle est signé par le comoréen Sœuf Elbadawi, avec son Je suis blanc et je vous merde qui évoque dans un subtil et néanmoins féroce entrelacs les liens qui unissent les autorités de son pays avec le pays, la France, qui les a colonisé jusqu’en 1975…

On aura remarqué au fil des lectures, de manière pour ainsi dire naturelle, qu’une place majeure était réservées aux femmes. C’est même carrément le sujet de la pièce de Pamela Ghislain, Lune, qui s’attaque ouvertement à la question (et à la lutte) de l’égalité homme-femme.

Ce ne sont là que quelques-unes des facettes d’un formidable kaléidoscope mis en lecture de mille et une manières. L’un des intérêts de ces présentations étant aussi de décliner les nombreuses façons d’envisager la présentation des textes sur un plateau nu, avec parfois pour seuls accessoires de simples lutrins (que l’on peut d’ailleurs déplacer comme chez Sœuf) et quelques chaises. Les comédiens peuvent lire texte en main ou posé sur les lutrins ; certains sont amenés à dire leur partition quasiment à plat ou déjà dans une configuration de jeu, dans une ébauche de mise en place… Bref c’est à une sorte de lectures théâtrales mode d’emploi auxquelles nous sommes conviés. Et il faut croire que ce n’est pas pour déplaire aux spectateurs, professionnels ou non. La salle du CCM Jean Gagnant, par un beau soleil de printemps le premier jour, un vendredi, était, lecture après lecture, dans un véritable marathon, quasiment pleine – ce qui est un réel exploit pour ce genre de manifestation. L’existence même des Zébrures, de printemps comme d’automne, relevant aussi elle aussi, dans le contexte actuel, dun authentique exploit.

Photo : © Christophe Péan