Quatre "Merveilleuses" à l'œuvre

Jean-Pierre Han

12 mars 2024

in Critiques

Cavalières. Conception et mise en scène d’Isabelle Lafon. Théâtre national de la Colline à 20 h 30 (mardi 19 h 30 et dimanche 15 h 30), jusqu’au 31 mars. Tél. : 01 44 62 52 52. billetterie.colline.fr

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Au théâtre de la Colline, on passe d’un extrême à l’autre : après le tonitruant et lourd spectacle de Séverine Chavrier présenté en janvier dernier, voici le très délicat et subtil travail d’Isabelle Lafon et de ses camarades sur un plateau totalement nu avec une parole nue elle aussi, sans aucun effet d’aucune sorte. Juste une porte au lointain laissant passer une rai de lumière délimitant le passage que vont emprunter les quatre « cavalières » qui avancent serrées côte à côte comme dans les plus beaux westerns. Sauf qu’en matière de combat ou de duel, il ne sera ici question que de ceux avec les mots et la langue, dans le rêve de réaliser et de développer ce qui ressortit sans doute d’une certaine utopie. Elles avancent donc (une entrée qu’affectionne Isabelle Lafon) précautionneusement, se fixent face au public : temps d’attente, puis début du récit. Celui d’Isabelle Lafon qui se muera sans que l’on sache trop quand s’opère la transmutation, en Denise, elle qui se présente comme entraîneuse de chevaux de course, une « metteure au point » en langage technique de ce milieu professionnel où elle travaille. Denise, elle, est tutrice d’une enfant, Madeleine, qui est handicapée. Jouissant d’un vaste appartement elle envisage de trouver des co-locataires, en dehors de son amie danoise avec laquelle elle correspond. À quatre, pense-t-elle, à condition qu’elles aient un rapport avec le cheval et n’apportent pas de meubles dans l’appartement, elles pourront aussi s’occuper de l’enfant avec elle… Étrange condition que vont donc volontiers remplir les trois autres co-locataires (leurs raisons d’accepter le marché révèle du même coup des parcours de vie particuliers) et font aussi entrer le fil du spectacle vers une sorte de recherche d’un lieu utopique. C’est à ce stade qu’intervient, une fois de plus, la relation d’Isabelle Lafon avec la pensée de Fernand Deligny qu’elle cite : « tous les chemins peuvent mener au mieux ceux qui passent par le pire… », et qu’elle ne cesse de côtoyer depuis de longues années, dans nombre de ses spectacles. Isabelle Lafon a établi un rapport particulier avec les écrits de Fernand Deligny, tout comme – on l’a vu dans d’autres spectacles, et notamment dans le dernier et superbe Je pars sans moi donné dans la petite salle de la Colline, et toujours avec Johanna Korthals Altes, complice de longue date – d’autres tenants de la psychothérapie institutionnelle comme François Tosquelles ou Jean Oury nommément cités et suivis. Si, pour Isabelle Lafon, le cheval est « une longue histoire » comme elle le stipule, la relation avec ce qui touche à la folie, à la psychiatrie est elle aussi très sensible. Sans doute d’ailleurs cette assemblée des quatre « cavalières » lorgne vers une sorte de communauté ou de collectif que Jean Oury a si bien tenté de définir dans son Séminaire de Sainte-Anne...

Cette déambulation comme dansée dans les marges de toute normalité se déroule sur le vaste espace du grand plateau de la Colline que les quatre femmes (Isabelle Lafon donc, Johanna Kothals Altes, Sarah Brannens et Karyll Elgrichi) aux personnalités marquées et bien différentes les unes des autres (et suivant leurs histoires personnelles), occupent avec une certaine ferveur. Chacune d’ailleurs a écrit sa propre partition qui s’agence avec celle des autres. Le ballet est parfaitement dirigé ; il faut voir le très subtil jeu pour occuper les trois seuls tabourets disponibles dans un coin de la scène… Ce n’est que la matérialisation de ce qui se joue verbalement. Et de ce point de vue Isabelle Lafon (cette fois-ci avec ses trois cavalières) maîtrise à la perfection son sujet. Spectateurs, et comme toujours avec Isabelle Lafon, nous sommes embarqués.

Photo : © Laurent Schneegans