Les Émigrants, Lupa v/s Sebald

Caroline Châtelet

21 janvier 2024

in Critiques

Les Émigrants d’après G.W. Sebald. Mise en scène de Krystian Lupa. Théâtre de l’Europe-Odéon. Jusqu’au 4 février à 19 h 30.

Tél. : 01 44 85 40 40 / www.theatre-odeon.eu

L’article de Jean-Pierre Han paraîtra dans le numéro de février des Lettres françaises.

krystian-lupa-cree-les-emigrants-au-theatre-de-lodeon-scaled-1

Si chaque spectacle du polonais Krystian Lupa constitue un événement, c'est peu de dire que Les Émigrants était attendu. L'on ne s'étendra pas ici sur les enjeux de l'annulation de la création à Genève et Avignon qui s'ancrent, on en fait l'hypothèse, dans des différences de langues et de cultures au sens large (de travail, de pratiques artistiques et éthiques, de production, etc.). Pour autant, difficile d'oblitérer l'effet d'amplification des attentes qu'a pu susciter une telle affaire … Alors, quid de ces Émigrants? Adaptant W. G. Sebald, auteur allemand (1944-2001) dont les écrits travaillent les non-dits et les refoulés de l'histoire allemande, le metteur en scène choisit deux portraits parmi les quatre composant le roman. L'ensemble se déroule dans un espace scénographique figurant au gré de la création lumières et de projections vidéos une salle de classe, un appartement, une salle d'attente, une institution psychiatrique. L'usage fréquent d'un écran translucide à l'avant-scène – derrière lequel on devine les interprètes – permet d'accueillir d'autres vidéos, tout en donnant corps à l'idée de la superposition de différentes couches historiques. Introduit par le Sebald-narrateur, le premier récit se dédie à Paul Beyreter, instituteur (dont le portrait fictionnel s'origine dans le suicide le 30 décembre 1983 de l'ancien instituteur de Sebald), la seconde à Ambros Adelwarth, grand-oncle de l'auteur parti aux États-Unis vers 1910. Si l'un dessine un exil intérieur – les lois ségrégationnistes et antisémites ayant interdit à Paul d'enseigner –, l'autre est une émigration géographique liée à l'homosexualité de l'aïeul. Mais ni le régime nazi, ni l'homosexualité ne sont dans le roman directement nommés. C'est d'ailleurs l'enjeu du livre : le narrateur tente par une enquête auprès d'autres, la traversée de lieux (parfois à plusieurs années d'intervalles) de ressaisir des vies de personnes mortes. Mais cette lutte contre l'amnésie convoquant la mémoire, les traces, les archives, achoppe en permanence. L'incapacité à appréhender un être, ses motivations, ses pensées se noue à l'histoire et au ressassement de ses horreurs et renvoie à une amnésie collective. Celle historique, institutionnelle, politique de la Shoah – qui rôde à travers de multiples allégories sans jamais être clairement désignée. Sauf que par ses choix de mise en scène, le spectacle prend le contre-pied du projet littéraire de Sebald. Dans la première partie, Lupa décide d'adjoindre à l'enquête du narrateur la reconstitution en vidéo ou sur scène de la vie de Paul. Ce dernier quitte son statut de fantôme, il n'est plus celui dont la vie est rapportée. Ce choix, comme celui de réactiver des photos par le biais de la vidéo, s'approche du contresens. Pour Sebald, la photographie n'étant comme pour Roland Barthes « rien d’autre que la matérialisation des apparitions de fantômes », substituer aux photos noir et blanc des vidéos en couleur déplace le geste et transforme une évocation elliptique et oblique en une reconstitution artificielle. Cette forme très littérale évide la démarche de Sebald et, en jouant la carte d'un naturalisme, se révèle aussi affectée que factice. Les interprètes eux-mêmes semblent manquer d'emprise sur leurs gestes et paroles, sans que cette fragilité ne produise un trouble fructueux. Après cette partie où tout aura été nommé (les camps de concentration, les affects, le sentiment de Paul de ne pas être à la bonne place, etc.), écrasant singulièrement le propos, le second portrait se révèle plus intéressant. Quoique le cheminement recomposé par Lupa au sein du récit fictionnalise de manière parfois trop appuyée la relation entre Ambros et Cosmo et en s'étirant dans des longueurs inutiles, la composition scénique convainc plus. On retrouve l'intelligence du metteur en scène dans l'articulation d'une sédimentation de récits, d'histoires, de propos (traversée de ses préoccupations et expériences personnelles) transcrite par tous les artifices. Mais en dépit de la séduction que peut opérer cette forme ; de la qualité des interprètes ; de la résonance entre les exils des personnages et ceux de Lupa, Les Émigrants se révèle une création plus pesante que pertinente. Loin d'explorer et traduire l'impossibilité à nommer l'horreur de la Shoah, son omniprésence, dans un balancement entre ancrage et dépaysement, essai documentaire et fiction, Krystian Lupa dévoie la complexité fertile du roman de Sebald par une singulière position : soit en apportant des réponses à un texte qui, lui, ne cesse de poser des questions.

Photo : © Simon Gosselin