"Là-bas"

Jean-Pierre Han

26 janvier 2023

in Critiques

Je pars sans moi, de Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon. Mise en scène d’Isabelle Lafon. Théâtre national de la Colline jusqu'au 12 février à 20 heures. Tél. : 01 44 62 52 52.

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Le titre, Je pars sans moi, première partie d’un poème, dont le deuxième vers « Tu n’as qu’à m’attendre là-bas » tiré du livre écrit par Yanis, 8 ans, accompagné par Patrick Laupin dont on ne louera jamais assez le talent d’écrivain, ce titre donc dit tout du spectacle créé par Isabelle Lafon avec sa complice de presque toujours, Johanna Korthals Altes. Il dit tout parce que dans une logique irréfutable, dans une extrême douceur, il nous embarque dans un « autre » univers et nous y installe d’office. Elles-mêmes semblent s’embarquer aussi dans cet univers, hésitant avant de mettre le pied sur le plateau là où la chose théâtrale devrait advenir, parce que justement elles ne savent pas ce qui doit advenir ; elles devisent dans une travée de la salle menant à la scène, s’y attardent, passent d’un « sujet » – le sujet, celui de la « folie » ? – à un autre, tournent autour de la question, évitent de répondre et surtout de se situer dans un « lieu » quelconque. « Là-bas », on y est déjà, on attend. À moins qu’elles n’y soient elles aussi déjà. On se sait pas trop. On attend l’entrée en matière alors que l’on y est depuis un bon bout de temps, depuis le début en fait. Le tricotage qu’opèrent les deux comédiennes est d’une rare subtilité. On est en plein dans le « sujet » qui refuse de dire son nom, celui de la folie paraît-il et aussi celui du théâtre finalement. Mais on sait bien que le théâtre, à certains égards, ressortit de la folie. Bref nous sommes à la fois dedans et dehors, comme elles deux, et c’est simplement remarquable.

On peut bien se raccrocher à quelques repères comme celui donné comme point de départ au projet : Les Impressions d’une hallucinée d’une femme internée à Sainte-Anne en 1882 – textes extraits de la revue L’Encéphale – car bien sûr Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes ont potassé le « sujet », rencontré maintes personnes « concernées » d’une manière ou d’une autre, compulsé maints ouvrages, se sont appuyées et inspirées d’écrits du psychiatre Gaëtan de Clérambault (1872-1934) et, plus proche de nous, de Fernand Deligny, tout comme François Tosquelles, le fondateur de la psychiatrie institutionnelle ou encore Jean Oury. La manière dont ils sont évoqués en cours de voyage, et sans qu’il y paraisse, est d’ailleurs un modèle du genre. Car il n’y a surtout rien de pédagogique et encore moins de didactique dans cette traversée très personnelle des deux comédiennes tournées vers autrui, c’est-à-dire nous. Elle marque d’une pierre blanche le parcours déjà riche et passionnant d’Isabelle Lafon, très vite accompagnée de Johanna Korthals Altes, et dont on rappellera qu’en 2016 elle avait présenté Nous demeurons d’après des récits de personnes aliénées de la fin du XIXe siècle. C’est en fait toute son œuvre que l’on pourrait envisager en ayant en tête cet aspect des choses.

Photo : © Laurent Sheegans