Le Festival d'Almada

Jean-Pierre Han

8 août 2022

in Chroniques

La 39e édition du Festival d’Almada (4-18 juillet 2022) retrouve ses marques et son public populaire

Pour sa 39e édition le Festival d’Almada a retrouvé ses marques après les bouleversements des années précédentes dus notamment à la pandémie du Covid. Le restaurant a repris sa place dans la cour de l’école qui jouxte le théâtre municipal : une scène couverte accueille chanteurs et musiciens qui œuvrent en toute liberté pendant que vous prenez votre repas. Dans les moments de pause des musiciens, la cour bruit des conversations d’un public heureux de retrouver ses habitudes qu’il avait cru perdues à jamais. Tout, ou presque, semble être rentré dans l’ordre ou à tout le moins sur le point de rentrer dans l’ordre. Vraiment ? Et est-ce un hasard si cette année de renaissance correspond aux dix ans de la disparition du fondateur du festival, en 1984, après celle de sa compagnie théâtrale à Almada en 1978, Joaquim Benite ? Par voie de conséquence dix ans donc que Rodrigo Francisco a pris le relais et poursuit fidèlement, contre vents et marées, l’œuvre initiée par celui qui l’a formé. Si, bien sûr, la disparition de Joaquim Benite est bien présente à son esprit – il est même capable d’en donner la date exacte, le 4 décembre 2012 –, en revanche la pensée que cela fait dix ans qu’il dirige le Festival d’Almada ne lui effleure guère l’esprit. Dix ans, presqu’une éternité, mais qui sont passés à la vitesse de l’éclair ! Dix ans d’une lutte quasi quotidienne car le monde est allé de mal en pis et il a bien fallu faire avec. Alors pour ce qui est d’une commémoration… Et l’actuel directeur de citer ces deux répliques qui ouvrent Timon d’Athènes de Shakespeare (une pièce que Joaquim Benite finissait de répéter et qui sera créée quelque temps – 16 jours exactement – après sa mort dans le théâtre qui porte désormais son nom) : « Le Poète : […] Comment va le monde ?

Le Peintre : Il s’use, monsieur, à mesure qu’il croît en âge »…

« Ralentir ou calmer un peu le changement du monde » qui s’effectue à une allure un peu trop rapide à son goût, c’est ce qu’essaye de faire Rodrigo Francisco en maintenant le cap du Festival, refusant de suivre les nouveaux mouvements du moment qui affectent toutes les grandes manifestations théâtrales de par le monde. D’une certaine manière à Almada on travaille encore « à l’ancienne », en continuant par exemple à gérer l’accueil et la participation (d’environ 400 professionnels) comme ne le font plus guère les autres festivals. C’est sans doute ce qui fait la spécificité et le charme d’Almada – un festival pas comme les autres, depuis toujoursce qui n’empêche pas sa direction d’effectuer ou de réfléchir à des retouches. Ainsi cette année, Rodrigo Francesco a-t-il décidé de resserrer la programmation à Almada, même si deux spectacles sont encore proposés à Lisbonne. « C’est plus simple pour la population d’Almada que tout soit concentré sur la ville. Il y a des spectateurs d’Almada qui ne vont pas à Lisbonne parce qu’ils n’en ont pas envie ! Et ça permet aussi de faire des économies… » Il réfléchit aussi sur les dates du festival jusqu’ici immuables : du 4 au 18 juillet… une véritable « révolution » déjà opérée par obligation lors du confinement !

Des petites retouches donc, avec un budget resserré d’environ 700 000 euros. Même si après avoir subi des baisses au fil des années comme partout ailleurs, ce n’est pas tant la somme allouée qui est en cause que l’augmentation de tous les tarifs (de transport notamment) qui pose problème aujourd’hui.

L’ancien et le nouveau, le grand et le petit

Tout le paradoxe du Festival d’Almada réside dans l’affirmation du brassage entre l’ancien et le nouveau, entre le grand et le petit. C’est bien aussi ce qui fait sa spécificité. Ce qui a permis et permet sa pérennité. Si le Festival niché de l’autre côté du Tage face à Lisbonne continue à travailler « à l’ancienne », il n’en reste pas moins qu’il continue – c’est même l’une de ses caractéristiques affirmée par son créateur et poursuivi par son successeur – à se vouloir ouvert sur le monde. En témoigne bien sûr la liste de ses différentes programmations au fil des ans, mais en témoignent aussi les nombreuses rencontres qui se déroulent dans différents lieux – la fameuse et splendide Casa de Cerca située au-dessus d’une falaise donnant sur le Tage juste en face de Lisbonne –, mais aussi bien le théâtre ou l’esplanade d’une manière conviviale (c’est-à-dire aux antipodes de tout cérémonial compassé qui est d’ordinaire le lot de ce type de manifestation). Artistes, journalistes et « spécialistes » des questions évoquées se prêtent au jeu de bonne grâce, barrière de la langue surmontée sans aucun problème. Tous les grands noms du théâtre portugais, comme Luis Miguel Cintra et Jorge Silva Melo qui vient de disparaître – c’est là tout un symbole du passage d’une génération à une autre – et aussi beaucoup de français comme Bernard Sobel ou Claude Régy, sans parler du franco-portugais Emmanuel Demarcy-Mota… ont participé à ce type de conversations.

Année après année la programmation reflète à merveille ce brassage de l’ancien et du nouveau, entre spectacles d’envergure internationale que l’on trouve aussi bien à Avignon qu’à Berlin, Athènes et ailleurs, et propositions plus modestes d’équipes émergentes. Un savant équilibre entre le grand et le petit, et aussi entre le national et l’international. Concernant cette dernière catégorie, le Festival d’Almada a très largement dépassé les frontières de l’Europe et s’est déjà tourné vers des productions venant des pays du Moyen-Orient par exemple, d’ailleurs encore, proposant même jadis un coup de projecteur sur la littérature vietnamienne !

La 39e édition

La programmation de cette 39e édition n’a pas failli à cette tradition. Sur les 20 spectacles proposés 7 seulement venaient du Portugal, avec, pour l’international, une part belle faite aux productions françaises, ce qui apparaît désormais comme étant presque normal (l’Institut français de Lisbonne est partie prenante). Les normalités des programmations du festival ? Le public a été habitué à ce que le Festival lui offre le meilleur. Faut-il s’étonner de retrouver des spectacles signés Christoph Marthaler (en ouverture avec son superbe Aucune idée), Bob Wilson, Thomas Ostermeier, Wim Vandekeybus ? Mais comment donc Rodrigo Francisco parvient-il à négocier la venue de toutes ces grandes figures ? L’un des éléments de réponse réside peut-être dans le fait que tous sont des habitués du Festival et sont déjà venus à maintes reprises. C’est ainsi la quatrième fois que Christoph Marthaler intervenait à Almada… Rodrigo Francisco tient à la venue de ces grands noms, ne serait-ce que pour faire connaître aux jeunes générations le travail de ces figures phares de l’art théâtral et chorégraphique de notre temps. C’est aussi une mission qu’il s’est assignée, alors qu’une petite salle (la salle expérimentale ainsi appelée depuis l’ouverture du théâtre) est dédiée aux jeunes créateurs. C’est aussi peut-être dans cette perspective (pédagogique) que Rodrigo Francisco a confié au très brechtien metteur en scène allemand Peter Kleinert, professeur en dramaturgie bien connu qui eut en son temps Thomas Ostermeier comme élève, de diriger la compagnie du théâtre d’Almada pour La Nuit des rois de Shakespeare. Un spectacle soigné avec une parfaire occupation du vaste espace de la scène du Théâtre municipal (sans doute l’un des plus beaux du pays), mais pas totalement réussi. Nul doute que les comédiens portugais ont cependant pu très largement tirer profit de cette collaboration. Au même moment, dans la petite salle expérimentale, Rita Calçada nous emmenait dans une énième variation autour du personnage de Nina de la Mouette de Tchekhov, un beau travail très personnel porté par l’actrice Carla Maciel. Se eu fosse Nina (Si j’étais Nina) est un long monologue conduisant à une réflexion sur le théâtre, sur le métier d’actrice, sur la condition féminine… Carla Maciel passant allègrement d’une posture (d’un rôle) à une autre.

Tout, à vrai dire, avait commencé de la meilleure des manières possibles avec la programmation d’Aucune idée de Christoph Marthaler en ouverture traditionnelle dans la cour de l’école et après déambulation pour la visite de l’exposition consacrée cette année au scénographe (peintre et architecte) José Manuel Castanheira. Une manière de revivre l’histoire du Festival puisque José Manuel Castanheira a participé à de très nombreuses créations théâtrales pour Almada. Parcours et rituel immuable celui-là.

C’est un coup de génie que d’avoir programmé le spectacle de Christoph Marthaler en ouverture du Festival. Un spectacle au titre plutôt ironique qui marque bien le décalage qu’entend opérer le metteur en scène et du coup le Festival par rapport aux normes en vigueur dans le monde théâtral. Coup de génie quant à la valeur intrinsèque du spectacle qui, décalé, hoirs normes n’en a pas moins conquis le public populaire d’Almada. En tout cas Aucune idée donnait avec beaucoup d’humour et d’intelligence le la de la manifestation : tout un symbole !

Regard déjà tourné vers l’avenir et les prochaines éditions du Festival, Rodrigo Francesco égrène quelques projets en cours : Jean-Luc Lagarce, Andromaque de Racine en cours de traduction par Alexandra Moreira da Silva, relation avec la France toujours très serrée, mais aussi et toujours Brecht (dont il doit mettre en scène Schweyk dans le deuxième Guerre mondiale en cours de saison au Théâtre Municipal), Thomas Bernhard…

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