La filière tragique du Printemps des Comédiens

Jean-Pierre Han

15 juin 2022

in Critiques

Le Printemps des Comédiens, du 25 mai au 25 juin 2022, à Montpellier. Tél. : 04 67 63 66 67.

Pour aussi éclectique que soit la programmation du Printemps des Comédiens, elle n’en possède pas moins quelques lignes de force qui s’enchevêtrent allègrement. Difficile pour le spectateur avide de découvrir le maximum de propositions, en un laps de temps souvent trop court, d’établir un parcours d’une extrême cohérence. On se consolera facilement en estimant que rien ne vaut le choc des pensées et des esthétiques quitte à en être parfois étourdi. Passer ainsi de la Phèdre de Sénèque mise en scène par Georges Lavaudant à la bouffonnerie de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan (lequel œuvrait également dans un spectacle issu de Rabelais, les Aventures de Pantagruel), Les gros patinent bien, pourra paraître plutôt cocasse. Il n’empêche que c’est peut-être là, dans ces improbables chocs que réside l’un des charmes du Printemps des Comédiens qui, une fois pour toutes, a décidé de transcender toutes les frontières internes et externes. En ce sens d’ailleurs il se situe délibérément dans le mouvement des arts (pas seulement théâtro-théâtral) d’aujourd’hui dans un brassage tous azimuts qui ne peut qu’être revigorant s’il n’est ni surfait ni ostentatoire.

On n’aura cependant pas manqué de remarquer, à côté du presqu’inévitable (et convenu ?) hommage à Molière, dont on fête le quatre centième anniversaire de la naissance, sur scène et hors scène (avec un colloque international bien sûr pris en mains par différentes instances universitaires, et même celle de médecine !), une belle percée vers le tragique latin et grec avec trois spectacles signés Éric Lacascade, Georges Lavaudant et du grec Nikos Karathanos. Soit Œdipe roi de Sophocle, Phèdre de Sénèque et Prométhée d’après Eschyle. Si le deux premiers spectacles sont parfaitement fidèles aux textes d’origine (même traduits), le troisième en revanche, pour être grec, n’en est pas moins une adaptation « contemporaine ». Cela dit, être fidèle au texte ne signifie pas forcément être fidèle à la… lettre de l’œuvre. Preuve en a été fournie par la mise en scène d’Œdipe roi par Éric Lacascade qui a tout de même l’honnêteté de préciser qu’il a travaillé à partir de la traduction de Bernard Chartreux avant de mettre lui-même la main à la pâte (et de reprendre l’expression d’ « adaptation » !). Le résultat, dans la belle scénographie d’Emmanuel Clolus établie en plein air sur le plateau de l’Agora de la Cité Internationale de la Danse, est sinon étrange du moins pas vraiment satisfaisant. Il manque, à suivre pas à pas le déroulement de la tragédie, dans son anecdote a-t-on envie d’ajouter, ce qui est de l’ordre de la démesure. Œdipe interprété par Christophe Grégoire (un fidèle du travail Éric Lacascade), est un bon comédien, mais on pourra regretter ici l’absence de la démesure, celle de l’hybris. Et tomber dans la banalité de la relation entre Jocaste et son fils-époux qui marquent ostensiblement quelques signes d’amour entre eux (des « mamours » » !) est franchement anachronique. Mais passons, ce qui se perd en route c’est surtout la dimension politique de l’œuvre. Il y a comme une volonté de banaliser l’histoire : dommage et dommageable pour ce spectacle d’ouverture du Printemps.

Il en a été tout autrement avec la Phèdre de Sénèque, traduite et adaptée (elle aussi) par Frédéric Boyer, proposée par Georges Lavaudant. Il y a ici, la redécouverte de ce texte que la succession des mises en scène (et parfois de mises en pièces) de la Phèdre de Racine ces dernières saisons avait totalement rejeté dans l’ombre. Redécouverte donc de l’auteur latin passé à la trappe de l’oubli dès notre siècle classique aussi bien avec Corneille qu’avec Racine… et que Hegel qualifiera un siècle plus tard de « Grec raté » ! Lavaudant nous restitue la tragédie de Sénèque dans sa nudité absolue : nudité d’abord du personnage d’Hippolyte, parfaitement justifiée puisqu’il se rêve, s’il succédait à son père, Thésée, en chasseur dans une Attique d’où serait bannie toute civilisation. Mais surtout nudité du travail théâtral, plateau nu avec un seul accessoire quand même, le tout sur un fond blanc derrière lequel des ombres apparaissent, et sur lequel quelques passages du texte apparaissent. Pas de mention de scénographe donc, mais un travail soigné concernant les lumières (Cristobal Castillo-Mora) pour lesquelles Georges Lavaudant a toujours été attentif, et surtout un travail chorégraphique signé Jean-Claude Gallotta. Ces éléments réunis donnent une sorte d’épure de l’œuvre dans un travail axé sur la présence des corps des comédiens. Chœur de l’œuvre supprimé, ne reste que l’essence du quatuor tragique, et c’est simplement magnifique, avec Astrid Bas, qui accompagne le travail de Lavaudant depuis longtemps, Aurélien Recoing (que l’on a un plaisir immense à retrouver dans ce type de travail et de rôle), Bénédicte Guilbert, d’une rigueur coupante absolue, Maxime Taffanel et Mathurin Voltz. Une réussite signée par quelqu’un qui sait encore ce qu’est le théâtre, ce qui, de nos jours, n’est franchement pas une évidence.

Outre ces deux tragédies, on aura également eu droit dans le même élan d’un week end, à un souffle d’air consacré à Molière. Un hommage très particulier, Radio M, puisqu’il est signé Robert Cantarella et dont nous n’avons eu que l’esquisse ou un schéma celui d’un travail qui sera présenté dans son intégralité et dans sa réelle et particulière dimension à l’automne. À suivre puisque le Printemps que dirige Jean Varela ne se contente pas de s’en tenir au calendrier des saisons, ce dont on ne peut que se réjouir.