Heiner Müller, suite et résurgence

Jean-Pierre Han

3 décembre 2021

in Critiques

Erreurs salvatrices de Heiner Müller. Conception de Wilfried Wendling. Théâtre de la Cité internationale, du 7 décembre au 18 décembre à 19 h 30,. Deux « sets » différents sont  donnés chaque soir. Intégrales le mardi et le samedi. Tél. : 01 85 53 53 85. theatredelacite.com. Spectacle créé à l’Archipel de Perpignan, le 26 novembre 2021.

De quelle proposition parler ? Présentée deux fois (en deux sets comme disent les intéressés, ce qui renvoie immédiatement à la notion de jeu ; un troisième set étant prévu pour la suite des représentations), ces Erreurs salvatrices revues et corrigées par Wilfried Wendling, le directeur de La Muse en Circuit, Centre national de Création Musicale, et ses camarades de travail, renvoient à la notion de variations (au sens musical du terme) entre les différentes propositions. Car il s’agit bien de propositions au sens où rien ne semble fixé hormis une série d’éléments, textuels, musicaux, sonores, visuels, etc., et encore…, à user et agencer au gré des uns et des autres. Performance ? Il faudrait définir le mot et la chose qui semblent ne pas tout à fait correspondre à ce que l’on peut voir là. L’intérêt et l’enjeu résident peut-être dans l’appréhension d’un ensemble, sauf à passer à côté de ce qui fait l’essence même de ce qu’a imaginé Wilfried Wendling dont le titre qu’il a choisi pour son travail, Erreurs salvatrices, pourrait également être décliné, les erreurs étant toujours plus ou moins recherchées et rectifiées ; on pourra donc bien aussi parler de variations à partir de ces erreurs, et on rappellera d’ailleurs que des volumes de textes et d’entretiens de Heiner Müller ont jadis été publiés sous les titres d’Erreurs choisies et de Fautes d’impression, sous la houlette de Jean Jourdheuil ; nous sommes bien dans le même registre.

La déambulation vivement recommandée aux spectateurs déplace les points de vue, les axes du regard alors que les deux officiants, Denis Lavant et Cécile Mont-Reynaud, évoluent au vu et au su de tout le monde dans la pénombre voire l’obscurité quasi totale, histoire paradoxalement de mieux capter l’attention de ceux qui les suivent. Mais d’autres « officiants », Wilfried Wendling en personne, Grégory Joubert, musicien et inventeur de mécaniques plastiques, ou encore Thomas Mirgaine, interprète des machines, sont là pour « accompagner » de manière très active les deux principales figures. C’est un théâtre d’ombres et de spectres (si chers à Heiner Müller), auquel nous sommes conviés, alors qu’éclatent les paroles de l’auteur tirées de différents opus constitués comme Paysage avec Argonautes, Héraklès ou l’hydre, mais aussi piochées ici et là dans les poèmes et autres recueils de l’auteur. C’est donc un corpus en éclats comme il les appréciait qui nous est proposé ici. À l’évidence Wilfried Wendling connaît Heiner Müller, un auteur auquel il songe et est en synergie depuis longtemps…

Portés avec une force de conviction inouïe par Denis Lavant les mots de Heiner Müller éclatent, alors que Cécile Mont-Reynaud tente de prolonger leur impact corporellement dans ses acrobaties réalisées surtout (c’est le plus spectaculaire) dans un dispositif qu’elle a inventé avec Gilles Fer. Installé au centre de l’aire de jeu et de déambulation c’est une sorte d’agrès circulaire souple composé de fils tressés verticaux dans lesquels la jeune femme s’enroule, s’élève dans les airs, disparaît, puis revient sur terre ; il y a dans cet entrelacs quelque chose d’éminemment fascinant. C’est un monument dont les autres installations ne sont, malgré leur pertinence et leur sombre beauté, que des dérivés ou des satellites. Cécile Mont-Reynaud suit au mieux la performance de Denis Lavant, attentive au moindre tressaillement corporel du comédien. C’est, dans ce pas de deux, quelque chose d’étonnant. On en viendrait presque à regretter cette trop grande attention, cette trop grande fidélité au comédien, mais ce prolongement de l’un à l’autre apporte comme un point de paradoxal apaisement. On comprendra que leur présence finirait presque par occulter le travail musical et sonore pourtant essentiel. À ce stade la conception et la musique électronique live de Wilfried Wendling est non seulement pertinente, elle installe et prolonge les textes de Heiner Müller tout en les fracassant. Il y a là un travail de recherche passionnant qui parvient à immerger les spectateurs dans son processus, ce qui est une prouesse.