La guerre au ventre

Jean-Pierre Han

27 novembre 2021

in Critiques

Mère de Wajdi Mouawad. Mise en scène de l’auteur. Théâtre national de la Colline. Jusqu’au 30 décembre à 20 h 30. Tél. : 01 44 62 52 52. billetterie.colline.fr

Troisième volet d’un cycle « Domestique » consacré aux cinq membres de sa famille, lui Wajdi Mouawad compris, après Seuls et Sœurs, voici donc, au singulier, unique à jamais, Mère. Un troisième volet qui change presque radicalement le mode d’approche et de narration des épisodes précédents, en même temps que sa propre présence – constante d’un bout à l’autre du spectacle – apparaît d’une manière à la fois directe et détournée.

En pleine maturité et ayant atteint une parfaite maîtrise de son art, visible ici jusque dans les moindres détails, Wajdi Mouawad peut se permettre avec cet opus consacré à sa mère, de rendre manifeste ce qui n’était jusqu’à présent, que ce soit dans ce cycle tout comme dans ses autres pièces, que latent ou carrément occulté, à travers ses différents personnages saisis dans des situations très particulières. La structure de Mère sous une apparence de simplicité n’en est pas moins extrêmement subtile et même complexe. On peut effectivement résumer le déroulé de la représentation de manière linéaire et d’une évidente clarté : il s’agit bien du portrait de la mère en exil en France avec ses trois enfants pour fuir la guerre du Liban où est resté le père qui doit subvenir aux besoins de sa famille. Mais dès le début du spectacle Wajdi Mouawad brouille les cartes. D’ailleurs quand commence véritablement le spectacle ? Mystère puisque le directeur de la Colline vient en personne, lumières de la salle allumées, demander à ce que les portables soient éteints, recommande le port du masque, toutes choses d’ordinaire dévolues à un membre du personnel de la structure d’accueil. Surprenant quand on sait qu’il doit jouer quelques minutes plus tard… Aurait-il cette faculté de passer sans coup férir d’un état (directeur du théâtre) à un autre (comédien) ? Et puis non, lumières pas encore éteintes et alors qu’il se dirige vers le plateau changeant ainsi de statut, le voici qu’il ajoute quelques remarques qui nous font entrer en douceur dans le vif du sujet, et nous en donne clairement les enjeux. Ce qui n’est encore qu’un leurre de plus, car il ne dit pas tout, surtout pas. Commence tout de même véritablement le spectacle. Quasiment une tranche de vie se dit-on, celle d’une partie de l’enfance de l’auteur avec des détails qui ne peuvent qu’être vrais. Une tranche de vie qui ne manque pas de piquant malgré la situation tragique qui est décrite, avec la mère plus vraie que nature, au chaud tempérament « méditerranéen » et son fort accent arabe ; on frôle le folklore. Le trio formé par Wajdi Mouawad enfant, sa sœur Nayla (Odette Makhlouf) et la mère (Aïda Sabra) qui ont pris possession (c’est réellement le terme) du plateau peuvent nous asséner ce long moment de vie et ne s’en privent pas. On remarquera à ce propos l’absence physique du frère aîné… Sauf que Wajdi Mouawad, le vrai, adulte, ne quitte pratiquement pas la scène. Son rôle ? Effectuer seul tous les changements de décor comme un simple accessoiriste. Mais on comprend bien le message : c’est bien de lui qu’il s’agit, et même s’il effectue à la perfection son rôle (soi-disant discret) d’accessoiriste, nul doute qu’il a un œil sur ce qu’il a imaginé. C’est bien lui qui a écrit et dirigé l’équipe de comédiens, qui continue d’une certaine manière à la diriger, et le fait que pour des raisons légales l’enfant chargé d’interpréter le jeune Wajdi doive changer tous les soirs ajoute encore au trouble. L’auteur-metteur a un devoir de vigilance. Effet de dédoublement, de regard surplombant de celui qui met en scène sans complaisance son propre passé. On navigue dans ce spectacle d’une mise en abyme à une autre jusqu’à plus soif. Wajdi Mouawad se penche sur ses premières années de formation ; il écrit et met lui-même en scène son propre texte, surveille le tout en étant toujours présent dans le costume d’accessoiriste à moins que ce ne soit celui du metteur en scène qui a l’œil sur ce qu’il vient d’imaginer, et intervient même directement dans une scène (la seule, et on le regrette presque) qu’il s’est aménagée pour dialoguer, « en direct », avec sa mère, avec le personnage de son iomagination.

Un tel dispositif est fascinant. Sans doute était-il nécessaire pour tenter de capter la complexe réalité des sentiments d’un fils à l’égard de sa mère disparue depuis de longues années après que le petit noyau familial ait dû connaître un autre exil vers le Québec. Des sentiments qui, à y regarder de près, sont sans concession aucune, loin de là, mais ne dénotent que mieux l’amour du fils pour sa mère. Ils viennent se mêler à la clarté de l’incompréhension d’avoir à vivre encore et toujours sous le régime de la guerre (au départ celle du Liban). Car le talent de Wajdi Mouawad réside bien dans sa capacité désormais totalement maîtrisée de rendre compte dans leur extrême complexité des phénomènes de sa (notre) vie, mêlant avec finesse le réel à la fiction et à l’imaginaire, le tragique au comique (car le spectacle est drôle : effet supplémentaire de pudeur ?) De ce point de vue les apparitions de Christine Ockrent dans son propre rôle de journaliste distillant les informations concernant les nouvelles de Beyrouth sont tout à fait justes et… plaisantes lorsque l’auteur la sort un peu de sa fonction pour l’inclure dans sa fiction. La présentatrice a l’intelligence de s’en remettre totalement aux indications du metteur en scène, parfait en directeur d’acteurs, car ce que réalisent Odette Makhlouf et Aïda Sabra, toutes deux libanaises, et d’un tempérament de feu, elles le doivent bien sûr à leur talent propre, mais aussi à l’attention avec laquelle elles comprennent et intègrent la démarche de Wajdi Mouawad.