Tamara Al Saadi : Wajdi Mouawad au féminin

Jean-Pierre Han

14 novembre 2021

in Critiques

Istiqlal de Tamara Al Saadi. Mise en scène de l’autrice. Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val de Marne. Jusqu’au 21 novembre à 20 h 30, puis tournée. Tél. : 01 43 90 11 11.

Du Liban de Wajdi Mouawad à l’Irak de Tamara Al Saadi la relation peut aisément être dessinée surtout si on tient compte du récit que l’autrice fait de son premier « retour », en 2016, à Bagdad, sa ville natale. Un retour réalisé à l’insu de sa famille restée en France et à qui elle avait dit qu’elle allait à Beyrouth, ce qu’elle fit avant de bifurquer vers Bagdad à la recherche de sa maison familiale quittée à l’âge de cinq ans. Un choc. Son spectacle, Istiqlal, est aussi un choc… pour le spectateur, et fait à maints égards songer à l’univers théâtral de Wajdi Mouawad. Espaces et temps mêlés, recomposés, se déroulant sur plusieurs générations, mélange des genres également car les histoires des deux dramaturges ont beau être d’essence tragique, l’humour n’y est pas interdit. Mélange des civilisations aussi, entre l’occidentale et l’orientale, et surtout une énergie démultipliée des équipes théâtrales prenant possession des plateaux (ils sont pas moins de dix dans Istiqlal), brassant des comédiens venus d’horizons géographiques divers. Avec toujours la dynamique de quête, la quête de soi avant tout, avec détours vers ses propres origines jamais oubliées.

Mais bien évidemment Istiqlal ne s’arrête pas à cet air de ressemblance surtout visible dans sa dynamique. Tamara Al Saadi est parfaitement claire sur le sujet : « je suis une femme arabe » martèle-t-elle, et c’est bien du statut et de la situation de la femme arabe dont il est question dans sa pièce, revenant plus précisément sur le « déchaînement de violence qu’ont connu les corps féminins durant les occupations coloniales [et qui] résonne dans les sociétés contemporaines ». Elle entend « dévoiler les mécanismes de soumission invisibilisés par la normalité de notre quotidien, raconter les ravages d’un passé colonial dans l’imaginaire et dans les chairs ». On ne saurait mieux dire, et c’est tout aussi et magistralement affirmé sur le plateau, à travers l’opération théâtrale surgit justement ce qui était de l’ordre de l’invisible. À ce stade l’opération imaginée et réalisée par Tamara Al Saadi et son équipe est réussie. C’est une idée audacieuse que de battre en brèche la temporalité linéaire ordinaire, et de ne pas hésiter à faire côtoyer des hommes et surtout des femmes de différentes époques. La jeune femme, elle, avoue que « mettre en scène c’est faire une enquête sur soi » : elle est particulièrement à l’aise pour narrer l’histoire d’un couple formé par une irakienne et un français à partir de leur rencontre jusqu’à de nombreuses années plus tard – toute une vie ? – alors que dans le même temps sont tracés d’une plume ferme les parcours des sœurs, des mères, des grands-mères… une chaîne avec en leitmotiv la question de la langue et de l’apprentissage de l’écriture. Savoir lire (et écrire) afin d’être en capacité de maîtriser la langue va de pair avec toute prise de conscience.

Tamara Al Saadi n’y va pas par quatre chemins : c’est avec une vigueur incroyable, une véritable fougue que la colère teinte parfois, qu’elle mène son équipe dans une scénographie signée Salma Bordes qui permet avec intelligence de laisser le champ (de jeu) libre aux acteurs aidés dans leurs mouvements d’ensemble par la chorégraphe Sonia Al Khadir. C’est la qualité première de la metteure en scène d’être, au plan de l’écriture comme à celui de son travail scénique, de sa direction d’acteurs, tranchante, sans fioriture aucune. Toute la distribution, Mayya Sanbar (qui est parfaitement bilingue) en tête dans le rôle central à partir duquel tout se noue et se dénoue, assume le propos avec une belle autorité.

Un admirable travail de combat de la meilleure eau qui installe d’autorité Tamara Al Saadi parmi les artistes qu’il faut suivre.