Un grand spectacle d'aujourd'hui

Jean-Pierre Han

7 novembre 2021

in Critiques

Le Roi Lear de Shakespeare. Mise en scène de Georges Lavaudant. Théâtre de la Ville au Théâtre de la Porte Saint-Martin, jusqu’au 28 novembre, à 19 heures. Tél. : 01.42.08.00.32.

Georges Lavaudant tel qu’en lui-même et tel que nous l’aimons. On le retrouve tout entier avec cette troisième version qu’il nous donne du Roi Lear, une pièce qu’il affectionne particulièrement, même si, en fait c’est tout Shakespeare qui le hante : et on n’omettra pas non plus de signaler son spectacle fétiche La Rose et la hache de Carmelo Bene d’après… Richard III créé il y a bien longtemps (en 1979) et revisité encore récemment, tout comme il a toujours visité et revisité Shakespeare.

Lavaudant tel qu’en lui-même dans l’espace infini de la scène, comme toujours aménagé au mieux par Jean-Pierre Vergier et que Georges Lavaudant lui-même aidé par Cristobal Castillo Mora se chargent de plonger dans une sorte de savant clair obscur, en vrais peintres qu’ils sont aussi. Et, comme toujours, voici les acteurs, démarche altière à la limite de la raideur, dans une trajectoire rectiligne, comme en présentation avant de se placer sur l’échiquier de la scène, celui du monde : oui, vraiment c’est Jo Lavaudant et c’est ainsi que débute son Roi Lear, et c’est ainsi que nous savons dès les premières minutes, avant même l’apparition de Jacques Weber dans le rôle-titre, avant même qu’il ne vienne mettre à bas ce bel ordonnancement, que le pari, est sur le point d’être gagné.

Pari effectivement parce qu’un tel spectacle dans l’état actuel du théâtre dans notre bel Hexagone et au-delà, devient paradoxalement une sorte d’ovni par sa qualité » même. Il faudrait être d’une particulière mauvaise foi ou ne rien connaître de l’histoire du théâtre et de la place qu’y occupe Georges Lavaudant pour oser penser que ce Roi Lear est du théâtre d’antan, « classique » dans le plus mauvais sens du terme dans la mesure où il refuse toute esbroufe pseudo moderne. Et enfin on retrouve avec plaisir, dès les premiers moments de la représentation, un metteur en scène qui ose jouer avec les signes théâtraux : Lavaudant le fait avec un plaisir évident, un savoir-faire acquis au fil de ses mises en scène, n’hésitant pas à faire usage des nouvelles technologies quand le besoin s’en fait sentir ; ainsi des scènes d’un orage ou d’une tempête, ou celle, magnifique, de la guerre avec une tombée de détritus venant recouvrir le plateau, une fois le « calme » revenu. Pour le reste il suffit d’un simple élément descendu des cintres ou porté à bout de bras pour camper le lieu. Et tout cela défile à grande vitesse selon les mêmes diagonales.

C’est dans cet espace et dans cet esprit que Lavaudant lance ses comédiens, et ce qui s’avère être un coup de maître, la présence de Jacques Weber. Coup de maître parce que le comédien parvient à donner à voir et à sentir ce que son metteur en scène pense exactement du personnage de Lear ou en tout cas ce qui l’intéresse chez lui. C’est cet homme, humain trop humain, c’est-à-dire en fin de compte d’une insigne faiblesse, têtu jusqu’à frôler la bêtise, qui nous touche. C’est bien cet aspect et cette histoire que Lavaudant met en exergue au milieu de quelques autres bien sûr (et l’on comprend dès lors que tout ce qui concerne les affaires politiques et guerrières du royaume, soient sans être purement éliminées, quand même mises de côté) qui se développent toutes de manière indépendante avant de se croiser et de former la cohérence/incohérence du monde – : le tissu de nos vies.

La prestation de Jacques Weber est exceptionnelle qui parvient à allier tous ces éléments, et surtout, comme rarement, à faire sentir le poids de la vieillesse et ses dégâts aussi bien physiques que psychiques. Il faut dire qu’il est entouré d’une équipe d’une extrême cohérence dans laquelle fidèles de metteur en scène et de son univers côtoient des nouveaux venus de talent comme Thomas Durand, alors que le « retour » de Manuel Le Lièvre en fou du roi est plus que payant (et drôle), ainsi aussi de François Marthouret superbe en duc de Gloucester, lui qui avait jadis travaillé avec Georges Lavaudant dans une pièce de Brecht. Il y a justement dans la manière de jouer de tous les comédiens, comme dans la manière de leur metteur en scène de traiter l’ensemble, une touche pour ainsi dire naturelle de mise à distance très… brechtienne, ce qui va à l’encontre, j’y reviens, de ce que l’on peut voir sur les scènes de France et de Navarre… Tous magnifient le texte de Shakespeare traduit par Daniel Loayza.