Dada pas mort

Jean-Pierre Han

5 novembre 2021

in Critiques

Aucune idée de Christoph Marthaler. Festival d'automne. Théâtre de la Ville/Les Abbesses. Jusqu'au 14 novembre à 20 heures. Tél. 01 42 74 22 77. theatredelaville-paris.com

Alors que le milieu théâtral fourmille de petites maîtres (et maîtresses) qui font assaut de pédantisme et assurent avoir des idées à ne plus savoir qu’en faire – et effectivement quand ils en ont, ils n’en font rien –, Christoph Marthaler, lui, affirme avec son dernier opus qu’il n’a Aucune idée. Ce qui ne manque pas de culot avec un côté un rien provocateur. C’est sans doute la première qualité du metteur en scène suisse : donner un coup de pied salvateur dans la fourmilière du petit monde du spectacle. C’est drôle et très méchant au fond. Cela suffit-il pour réveiller ce petit monde ? Oui, si de tels objets qu’Aucune idée apparaissent. Des idées, d’ailleurs, le spectacle en est rempli à ras bord et des meilleures. Mais c’est bien connu, ce n’est pas forcément avec des idées, bonnes ou mauvaises, que l’on fait des spectacles. Alors ? Alors il faut aller voir ce qui se passe sur le plateau. Et là, mine de rien et avec une rigueur absolue, c’est un enchantement dans l’enchaînement à l’apparence foutraque des séquences habitées par deux olibrius, Graham V. Valentine, quasiment promu vedette de l’entreprise programmée par le Festival d’automne. Le comédien est surtout un très vieux complice de Christoph Marthaler, depuis les années 1970 nous dit-on, un bail pendant lequel il n’a guère quitté son ami, et on a pu ainsi le voir apparaître dans maints spectacles du metteur en scène. Silhouette longiligne impossible à oublier, dans des rôles de maître de cérémonie ou de majordome, peu importe, mais toujours présent à observer le bon déroulement des choses et à jeter sur elles un regard inquisiteur. L’autre olibrius, lui, fait dans la musique – ce qui est la moindre des choses chez Marthaler – : Martin Zeller est joueur de viole de gambe et violoncelliste baroque. Et les voilà tous les deux, Graham V. Valentine et Martin Zeller embarqués dans l’aventure pas si improbable que cela dans un espace conçu et aménagé par Duri Bischoff, encore un vieux compagnon de route de Marthaler, soit un couloir d’étage d’un immeuble avec une multitude de portes recelant bien des mystères et que, bien sûr, Graham V. Valentine ne manquera d’ouvrir et de fermer comme dans le meilleur des vaudevilles. Et la question angoissante se pose dès lors : qu’y a-t-il derrière ces portes ? Et subsidiairement, quelle est sa porte ? Il y aura eu auparavant, non pas une ouverture en fanfare, mais Martin Zeller, essayant – il y reviendra régulièrement pendant le spectacle – de jouer un passage de l’ouverture de Tristan et Isolde de Richard Wagner… Tout cela dans un grand mélange de citations, de textes en prose et de poèmes signés Henri Michaux, Georges Perec, Baudelaire, Edith Stiwell ou Rosemarie Waldrop… sans parler de quelques morceaux d’anthologie comme ceux de Kurt Kusenberg ou de Kurt Schwitters avec son Ribble Bobble Pimlico. Il y a également, ça va de soi, des citations musicales de Bach, Saint-Saëns, etc. Un mélange détonant, dans le pur esprit dada, et pas seulement par la seule présence de Kurt Shwitters. Ce n’est pas du dada tonitruant, mais plutôt mezzo vocce, et c’est tout aussi efficace. En réalité, il s’agit d’une vraie fête de l’esprit où l’humour est « la seule lanterne verte ou rouge qui éclairera les drames et signalera au spectateur si la voie est libre ou fermée, s’il est convenable de crier ou de se taire, de rire tout haut ou tout bas », comme aurait dit Artaud.