Trauma

Jean-Pierre Han

15 octobre 2021

in Critiques

Condor de Frédéric Vossier. Mise en scène de Anne Théron. Théâtre national de Strasbourg (TNS), jusqu’au 23 octobre à 20 heures. Tél. : 03 88 24 88 24.


Condor3_©JeanLouisFernandez 073

Considérer la dernière pièce de Frédéric Vossier, Condor, l’une de ses plus fortes, comme une pièce politique au sens très restrictif où on l’entend aujourd’hui, serait une grave erreur. Politique, elle l’est certes ne serait-ce que parce qu’elle a comme point de départ la référence à l’opération Condor mise en place en 1975 par plusieurs pays d’Amérique latine, le Chili sous l’impulsion de Pinochet, l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay, la Bolivie, le Paraguay, destinée à éradiquer « définitivement » toute opposition, à commencer par celles des communistes et des mouvements populaires, ça va de soi, et la plupart du temps de la plus sanglante des manières. Mais cette donnée acquise, pas question de faire dans le documentaire ; politique la pièce l’est dans son fondement même et dans l’écriture. Un bloc. C’est en fait un véritable poème dramatique mettant en jeu un homme et une femme, un frère et une sœur, protagonistes de la sinistre séquence historique évoquée et qui a été très tardivement mise au jour. Un homme et une femme qui ne se sont plus rencontrés depuis une quarantaine d’années, alors que chacun appartenait à des camps antagoniques, lui, celui des bourreaux, elle celui des victimes. À partir de là Frédéric Vossier a construit sa pièce dans des séquences d’une rare intensité, évitant tous les pièges d’une trop facile dramatisation pour s’en aller vers d’autres horizons brassant espaces (mentaux) et temps pour nous restituer un travail d’une rare densité. C’est bien toute l’écriture de sa pièce qui est à placer sous le signe de la densité, et c’est cette densité qui lui confère le statut de poésie. En cela Condor dépasse très largement ce qui ne serait que d’un ordre purement factuel et « bêtement » politique. De formation philosophique – n’oublions pas qu’il a écrit une thèse sur l’œuvre de Hannah Arendt – Frédéric Vossier organise en actes (théâtraux) une véritable réflexion autour de la question du totalitarisme et de ses répercussions sur l’intimité de nos corps. Ce sont ces répercussions que la metteure en scène Anne Théron qui s’est emparée du texte s’est chargée – le pari était loin d’être évident – de mettre en actes, de mettre en scène. Elle le fait de la meilleure des manières, inventant avec sa scénographe, Barbara Kraft, un espace mental dans lequel les protagonistes vont devoir évoluer et se débattre. Soit essentiellement ici une sorte de bunker qu’une petite ouverture ne parvient guère à éclairer, « appartement » du frère si on veut s’en tenir à une pure et logique indication théâtrale, mais en fait bien plus que cela au plan de la symbolique. C’est cet ailleurs qui fait sens, et c’est dans cet ailleurs qu’évoluent le frère et surtout la sœur à qui revient la volonté somnambulique d’aller visiter son frère pour lui demander des comptes ? Ce serait bien trop simple ; elle est, nous sommes bien ailleurs…

D’avoir fait appel à Mireille Herbstmeyer et à Frédéric Leidgens pour donner sens au deux personnages est un coup de génie ; corps contraints, diction décortiquée, ralentie, allant fouailler dans un ailleurs spatial et temporel, peut-être les tréfonds de l’âme, ils sont tout simplement prodigieux, d’autant qu’est intervenu à ce stade le chorégraphe Thierry Thieû-Niang. L’effroi nous saisit alors qu’Anne Théron poursuit avec une rare et subtile efficacité son travail d’analyse spectrale d’une rare violence.

Le texte de la pièce, Condor, est publié aux éditions des Solitaires intempestifs. 64 pages, 13 euros.

Photo : © Jean-Louis Fernandez