Abolir le temps ?

Jean-Pierre Han

4 octobre 2021

in Critiques

I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating de Robert Wilson. Mise en scène de l’auteur et de Lucinda Childs. Théâtre de la Ville, jusqu’au 23 octobre à 20 heures. Tél. : 01 42 74 22 77 ou 01 53 45 17 17. www.theatredelaville-paris.com. www.festival-automne.com

Gloucester Time Matériau Shakespeare Richard III Shakespeare. Mise en scène DE arcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée. Spectacle créé à la Comédie de Caen. En tournée nationale.

Coup sur coup deux spectacles qui ont marqué leur époque reviennent sur le devant de la scène comme pour abolir le temps ou le revisiter. Un impossible pari réussi ?

Le premier est l’œuvre de Bob Wilson et date de 1977, sept ans après le coup de tonnerre du Regard du sourd, un an après Einstein on the beach qui lui aussi a connu une belle reprise en 2014. Avec I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, un titre qui dans sa formulation même deviendra légendaire, deux jeunes artistes, Robert Wilson donc et Lucinda Childs, pas encore la quarantaine, se retrouvaient et assumaient eux-mêmes sur scène leur propos, l’un après l’autre, dans une même partition. Quarante-quatre ans plus tard, Robert Wilson et Lucinda Childs passent le relais à Christopher Nell et à Julie Shanahan dans ce qui semble être la reproduction à l’identique de la mise en scène initiale, dans une même scénographie, des mouvements comme toujours réglés au cordeau, sur un texte réitéré d’une partie à l’autre par l’homme tout de noir vêtu puis par la femme en blanc. Étrange sensation, car pour aussi performant que soient Christopher Nell et Julie Shanahan, à travers leurs corps et leurs gestuelles c’est encore et toujours Robert Wilson et Lucinda Childs que l’on cherche, que l’on ne trouve heureusement pas, (encore que…) : les deux nouveaux interprètes ont leur propre personnalité. L’exercice, c’en est un, nous plonge dans un ailleurs atemporel, et c’est une partition à quatre qui est finalement exécutée dans une liberté d’esprit qui entend s’affranchir de toute contrainte intellectuelle, mais qui se crée néanmoins de nouvelles règles. On admire la mécanique : pas sûr qu’elle nous touche autant qu’elle avait pu toucher jadis.

Autre cas de figure très différent d’une revisitation – si on peut employer ce terme – d’un spectacle qui connut un beau succès au Festival d’Avignon il y a 25 ans. Marcial Di Fonzo Bo reprend en compagnie de Frédérique Loliée Gloucester time matériau Shakespeare Richard III inventé par Matthias Langhoff. L’intention est clairement énoncée : il s’agit bel et bien d’une « reprise » de la mise en scène du metteur en scène franco-allemand. D’ailleurs décor (superbe machinerie faite de bois et d’acier, avec passerelles, treuils, poulies, cordages, plans qui s’inclinent dans un sens ou dans un autre, dans une mouvance perpétuelle actionnés par des servants de scène semblables à des matelots sur un navire) et costumes signés Catherine Rankl sont exactement les mêmes. Le principe de la distribution est le même également : appel a été fait à de tout jeunes comédiens, élèves d’école ou à peine sortis de leur cursus… Mais surtout, et c’est sans doute cela qui donne tout son sens et sa valeur à cette entreprise, le rôle-titre est tenu par le même acteur : Marcial Di Fonzo Bo qui, à l’époque, apportait déjà un point d’orgue à sa récente découverte chez Claude Régy notamment. Il avait alors 25 ans, s’emparait du rôle de Richard III tel qu’on ne l’avait encore jamais vu ni entendu (la pièce était jouée dans sa quasi intégralité avec quelques ajouts du metteur en scène). Marcial Di Fonzo Bo vous prenait à la gorge : un éblouissement. Silhouette épaissie il reprend aujourd’hui le rôle en homme mûr, mais toujours avec la même retorse détermination. Et c’est bel et bien lui qui entraîne la quinzaine de participants parmi lesquels on retrouve avec bonheur Frédérique Loliée également présente en 1995. Marcial Di Fonzo Bo mène avec une rare énergie l’ensemble de la troupe, tant et si bien qu’il finit par s’épuiser, et semble baisser d’intensité ou plutôt changer de rythme dans la deuxième partie du spectacle : on pourra le regretter même si on reste sous son emprise.

La version-reprise de Marcial Di Fonzo Bo et de Frédérique Loliée s’écarte cependant sur un point de la version de Mathias Langhoff : ils ont choisi une nouvelle traduction de la pièce de Shakespeare. Restitué de manière scrupuleuse par Jean-Michel Deprats à la création, c’est cette fois-ci Olivier Cadiot qui reprend le flambeau. Resterait à étudier de près son apport ou l’écart qu’il s’autorise avec la version originale, la chose est ici plus risquée…

Un dernier mot pour signaler la présence de Matthias Langhoff en personne lors des répétitions et lors de la première au Théâtre des Cordes de Caen non pas rénové mais reconstruit de belle manière. Il fut bien entendu muet sur ce qui venait de se passer.