Une "Antigone" valaisanne (et universelle)

Jean-Pierre Han

13 septembre 2021

in Critiques

Antigone de Sophocle. Mise en scène de Lorenzo Malaguerra. Esplanade du Crochetan (Suisse), jusqu’au 26 Septembre à 19 h 30. Tél. / 024 475 79 09. www. crochetan.ch

ANTIGONE6@MARINO_TROTTA

Les temps bouleversés (doux euphémisme) que nous vivons nous y incitent sans doute : on a rarement vu autant de propositions de mises en scène de l’Antigone de Sophocle qui pourtant traverse les époques grâce à l’universalité de son propos. Reste que certains se croient obligés d’amender, de rectifier et d’adapter le texte (et donc le propos) du poète grec pour le mettre au goût du jour. Un reproche que l’on ne saurait faire à Lorenzo Malaguerra, le directeur du théâtre du Crochetan, metteur en scène de cette version d’Antigone. Sûr de son fait, c’est la troisième fois qu’il s’attaque à l’œuvre de Sophocle, et en 18 ans – sa première mise en scène date de 2004, la deuxième de 2008 – il aura très largement eu le temps de mûrir sa réflexion sur l’œuvre. Il reprend très naturellement la traduction, sans y apporter, il faut le souligner, la moindre modification, du vaudois André Bonnard qui publia son texte en 1938, sans que le travail du temps le rende obsolète. Absolue fidélité au texte donc, si ce n’est l’ajout en prologue des quelques mots d’introduction de la version de Brecht donnée en français par Maurice Regnaut.

Reste, bien sûr, c’est la fonction de toute mise en scène (!) le travail scénique que Lorenzo Malaguerra opère à partir du texte de Sophocle. Son premier mérite est de resituer le propos de Sophocle au cœur de la cité. Le dispositif est simple : la tragédie est donnée en plein air, sur le parvis du théâtre, les spectateurs sont assis autour de tables, se restaurent s’ils en ont le désir, bref, le quotidien de la vie. Parmi eux se lèveront des membres, jeunes et moins jeunes, du chœur emmenés par le coryphée à qui Vincent Rime donne une dimension autoritaire du meilleur aloi. C’est parmi le public que ce chœur « échantillon assez exact de la ville de Monthey » selon Lorenzo Malaguerra, car cette Antigone, il l’a voulu ainsi, est ancrée dans la réalité du pays. Un autre chœur composé de femmes toutes de blanc vêtues en soutien moral discret au personnage d’Antigone, prend place sur une petite scène surmontée disposée côté cour. Chœur chanté (Karine Barman en a assumé la composition et la direction musicale).

Le traitement des différents chœurs – que beaucoup de mises en scène « oublient » tout simplement ou les réduisent à peau de chagrin – est incontestablement l’une des belles réussites de la représentation. Elle a aussi l’avantage de ré-ancrer la tragédie au sein du peuple et non plus de la focaliser uniquement sur la famille (royale) des Labdacides. Du coup la problématique de la démocratie prend tout son sens.

Sophocle fait voler en éclats « la belle totalité éthique » de la cité grecque dont parlait Hegel. C’est bien dans cet éclatement que s’incarne le tragique, dans le déchirement entre la dignité (et légitimité) d’État et la dignité humaine. Au plan esthétique Lorenzo Malaguerra joue à fond la carte de l’éclatement et de la dissonance. Avec Philippe Soltermann qui pousse avec une truculence que l’on ne s’attendait pas à voir ici le personnage de Créon vers les rives d’une hystérie maladive, pauvre diable sorti tout droit de son palais réduit à une caravane de saltimbanque : nous sommes dans les ruines d’une après-guerre, de toute après-guerre... C’est bien du côté de l’anéantissement de la dignité d’État que se focalise Lorenzo Malaguerra. Alors qu’en face la dignité – et l’entêtement – d’Antigone qu’incarne avec une belle fureur rentrée Noémie Schmidt, nous tire vers d’autres rivages. Il n’est pas jusqu’au personnage de Tirésias interprété avec une autorité ambiguë par Jean Lambert-wild qui ne semble frayer un autre chemin… Un beau travail d’équipe (Olivia Seigne et Baptiste Morisot complètent, avec l’interprétation de plusieurs personnages, la distribution). Sans oublier les nombreux amateurs de tous âges qui ont apporté leur contribution et s’approprient ainsi, à leur manière, l’œuvre de Sophocle comme si elle leur avait été personnellement destinée.

Photo : © Marino Trotta