Un destin de femme au cœur de l’Histoire

Jean-Pierre Han

6 septembre 2021

in Critiques

Une vie allemande de Christopher Hampton. Mise en scène de Thierry Harcourt. Théâtre de Poche Montparnasse à 19 heures. Tél. : 01 45 44 50 21. www.theatredepoche-montparnasse.com

On ne pouvait espérer meilleure ouverture de saison. Le Poche-Montparnasse et Thierry Harcourt, le metteur en scène, nous offrent un merveilleux cadeau : Judith Magre, seule en scène, dans un texte de Christopher Hampton, narrant l’itinéraire un siècle durant – Toute une vie – d’une femme allemande ayant vécu (et œuvré) au cœur même de l’infernale machine nazie. Histoire vraie d’une femme née en 1911 et disparue plus d’un siècle plus tard à l’âge de 106 ans. C’est elle qui se charge, au soir de son existence, de nous mettre dans la confidence de sa vie – ce qu’il lui reste en mémoire car celle-ci est défaillante, dit-elle, ce qui est bien pratique et ce dont on n’est guère enclin à la croire, la précision de ce qu’elle veut bien nous narrer étant par ailleurs plutôt stupéfiante. Il y a chez cette femme, que les circonstances familiales n’ont pas permis de mener à bien des études dans lesquelles elle aurait été, sans nul doute, parfaitement à l’aise, un mélange de rouerie et de fausse naïveté, on ne sait plus trop. Ultime ruse pour raconter l’irracontable  et se dédouaner de toute responsabilité ? En effet la jeune femme va se retrouver, parce qu’elle est une excellente sténo-dactylo (la meilleure de toutes celles avec lesquelles elle travaille), parmi les six secrétaires attachées au bureau de Goebbels au ministère de l’éducation du Peuple et de la Propagande. Et ce jusqu’à la fin c’est-à-dire jusqu’au suicide de l’homme d’État nazi intervenu au lendemain de celui de son chef, Hitler qui venait de le nommer chancelier.

Judith Magre est cette Brunhilde Pomsel qui, à l’âge de 102 ans, accepte de répondre aux questions d’un collectif de journalistes viennois venu l’interroger dans sa maison de retraite. Un film qui porte le même titre d’Une vie allemande, sera tiré en 2016 des 30 heures d’entretiens, largement de quoi nourrir le propos de Christopher Hampton qui offre un personnage de théâtre hors pair à la comédienne chargée d’interpréter le rôle. Toute l’ambiguïté de la vieille femme, son intelligence toujours vive, sa rouerie – ment-elle, enjolive-t-elle son récit, que passe-t-elle vraiment sous silence, qu’invente-t-elle ? – sont portés à leur point culminant par la comédienne qui joue, jusque dans les hésitations feintes ou réelles de son personnage, avec une belle et superbe assurance. La discrète et fine mise en scène de Thierry Harcourt le lui permet. Et c’est aussi, dans une sorte d’extraordinaire mise en abîme, comme une sorte de récapitulation de tout son art théâtral qui nous est distillé. Assise à sa table, et feuilletant quelques documents de l’existence du personnage qu’elle interprète, Judith Magre accueille, même si elle est déjà ailleurs dans son rôle, les spectateurs qui vont s’asseoir en arc-de cercle devant elle. C’est notre mémoire de spectateur qui est alors sollicitée. En plus de soixante-dix ans de carrière, elle aura largement eu le temps d’imprégner, dans le meilleur sens du terme, notre mémoire théâtrale.