Les méandres de la mémoire

Jean-Pierre Han

15 mars 2021

in Critiques

Hermann de Gilles Granouillet. Mise en scène de François Rancillac. Spectacle vu le 3 mars au Théâtre des 2 rives à Charenton, lors d’une représentation réservées aux journaliste et aux professionnels. Une tournée est prévue en avril et en mai si c’est autorisé. Tournée la saison prochaine en cours de réalisation.

Gilles Granouillet et François Rancillac se connaissent de très longue date. Le metteur en scène qui a, un temps, dirigé la Comédie de Saint-Étienne (de 2002 à 2009 avec Jean-Claude Berutti) a déjà monté cinq pièces de l’auteur qui est né à Saint-Étienne, est passé par l’école de la Comédie dont il est devenu quelques années plus tard, auteur associé, et y a implanté sa compagnie Travelling théâtre. Rien de plus normal si François Rancillac, de retour en compagnie avec Théâtre sur paroles (un titre qui a le mérite d’être clair) après son intermède de dix ans au Théâtre de l’Aquarium, se soit tourné à nouveau vers son ami pour co-produire avec lui et créer une de ses pièces qu’il apprécie particulièrement, Hermann, parue en 2013. On ne peut que s’en réjouir, car cette œuvre qui met en scène quatre personnages (incroyable quatuor), interroge et bouleverses les notions – trop peu souvent mises en évidence – d’espace et de temps. C’en est un régal qui s’enracine autour d’une sorte de conte qui s’avère être une authentique histoire d’amour. Que l’on en juge : à travers le « cas » Hermann, celui d’un jeune amnésique que la police amène dans le service neurologique d’un hôpital où la psychiatre qui l’examine (Claudine Charreyre) diagnostique un Alzheimer précoce (le patient en question a 25 ans), va se jouer un étrange ballet. Le jeune homme ne se souvient que de quelques mots de russe et d’un prénom, Olia. Olia est justement le prénom de la femme d’une quarantaine d’années du cardiologue, Daniel Streiberg (Daniel Kenigsberg) qui vient d’arriver dans le CHU… Laissons là le fil de l’intrigue aux mille et uns étranges voire improbables et savoureux développements qui tiennent le lecteur et le spectateur en haleine comme dans le meilleur des polars, et signalons simplement quelques-unes des « conclusions » de cette histoire d’amour qui explore les méandres de la mémoire. Hermann et Olia s’aimaient et s’aiment toujours d’amour fou ; ils se sont reconnus et ont fui en Russie. Le récit se développe sur plus de treize ans, mais pour ce qui concerne la temporalité c’est loin d’être tout : la principale information sur le sujet étant qu’Hermann est resté le jeune homme de 25 ans, l’amour l’a figé dans cette temporalité, et alors qu’avant d’en arriver à ce constat, tous les autres protagonistes ont bien évidemment vieilli ! Nous sommes aussi devant une double histoire d’amour puisqu’entre le cardiologue, qu’Olia a brusquement abandonné après avoir revu Hermann, et la neurologue, une étroite relation s’est nouée : ensemble ils vont finir par fonder une famille et s’en aller dans le nord de la France… Petit voyage en regard de celui effectué par Hermann et Olia en Russie. Tout se passe, tout s’est passé comme dans un rêve. Il y a là une petite musique, celle du style de Gilles Granouillet que François Rancillac met en valeur dans cet autre espace, scénique celui-là, une boîte imaginée par Raymond Sarti qui permet à notre imaginaire de se déployer à son aise, en traversant les différentes strates de la mémoire, de toute mémoire.

Le jeu, éminemment théâtral, est mis en place avec doigté et intelligence par François Rancillac, et assumé par le quatuor d’acteurs avec une belle justesse, ce qui, notamment pour le rôle d’Hermann n’était pas forcément évident. Sur une thématique à première vue plutôt sévère, il y a même de la légèreté ; elle nous fait sourire comme la scène de rencontre entre Daniel Kenigsberg et Claudine Charreyre, le cardiologue et la neurologue, qui est un modèle du genre, du plan de l’écriture à celui de sa traduction scénique…