Pas de retraite pour les nazis

Jean-Pierre Han

21 octobre 2020

in Critiques

Avant la retraite de Thomas Bernhard. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre de la Porte Saint-Martin. Tél. 01 42 08 00 32.

Dans Avant la retraite, une de ses premières pièces composée en 1979, Thomas Bernhard jette, comme à son habitude, des monstres sur la scène, un trio de monstres appartenant à un même noyau familial. Dans le registre de la monstruosité, on pourra simplement faire le constat que ce qui est véritablement monstrueux (mais cette fois-ci prenons le terme dans un sens positif), c’est tout simplement l’écriture de l’auteur avec ses phrases qui n’en finissent pas, qui ne présentent aucune ponctuation, mais tout juste quelques majuscules ici et là qui peuvent faire office de début de période…, les répétitions finissent par se transformer en ratiocinations aux côtés des longues digressions, les propos semblent tourner en boucle, et pourtant quelque chose avance inexorablement, comme une sorte de vrille qui s’enfoncerait toujours plus avant dans les soubassements de la chair et de la pensée. Le tout dans une vraie structure musicale. Pour affronter une telle écriture (il s’agit effectivement d’un réel affrontement), il faut sans aucun doute quelqu’un de grande expérience qui, en plus, possède une authentique appétence pour ce genre d’écriture, afin d’être prêt à la dompter. Alain Françon possède toutes ces qualités ; il sait décortiquer jusqu’à la moelle les moindres signes, les moindres mots. Tout le monde s’accorde à lui reconnaître cette aptitude liée à un véritable esprit de finesse. Il n’est qu’à se remémorer quelques-unes de ses mises en scène, la dernière en date sur un texte (pas facile non plus) de Peter Handke juste avant le premier confinement… Concernant Thomas Bernhard il s’y est déjà attaqué en présentant Extinction (avec Blandine Masson) lu par le grand comédien qu’était Serge Merlin dans ce qui était qualifié de lecture-spectacle.

Le voici aujourd’hui face au monument d’Avant la retraite. Il s’y promène à sa juste hauteur, sans grandiloquence, mais avec aplomb. Avec trois comédiens – des monstres j’insiste, mais domptés, dirigés à la perfection – sans lesquels rien ne serait possible. Deux grands de la scène : cela on le savait et avions pu l’apprécier à maintes reprises, Catherine Hiegel et André Marcon, sœur et frère saisis dans la frénésie de l’anniversaire de Himmler – un 7 octobre – qu’il faut commémorer chaque année en tenue d’apparat, tout cela sous le regard de la sœur cadette, immobilisée dans un fauteuil roulant après avoir été blessée lors d’un bombardement américain. Rien n’est plus difficile que de tenir ce type de rôle, Noémie Lvovsky dont c’est la première apparition sur une scène de théâtre se hisse à la hauteur de ses camarades de plateau. Pas de faux-semblants, Thomas Bernhard jour franc jeu. L’homme, Rudolf Höller est le président du tribunal qu’il va bientôt quitter pour cause de retraite. Autrefois il fut chef d’un camp d’extermination et avait reçu, un jour, la visite de Himmler : ce fut l’illumination pour lui qui l’a amené à commémorer – à sa manière toute porcine – le jour de la naissance du criminel de guerre, Himmler. Face à la petite Clara, anti-nazi déclarée, qu’il oblige à boire, Rudolf Holler fait front commun avec son autre sœur, Vera, avec laquelle il n’hésite pas à coucher au plus fort de ses saouleries. Frontalement c’est bien l’Allemagne de l’après-guerre et de la reconstruction qui est stigmatisée, cette Allemagne antisémite qui rêve encore et toujours de grandeur hitlérienne en se travestissant à peine. Thomas Bernhard n’avait que l’embarras du choix pour choisir le modèle de son personnage : il le trouva très rapidement avant d’ « inventer » son personnage à qui André Marcon prête avec un art consommé sa silhouette et toutes ses mauvaises ondes.