La tradition de l'exercice scolastique revivifiée

Jean-Pierre Han

15 septembre 2020

in Critiques

Le Laboureur de Bohême de Johannes von Tepl. Mise en scène de Marcel Bozonnet et Pauline Devinat.

Théâtre de Poche-Montparnasse, à 21 heures. Tél. : 01 45 44 50 21.

Bien que datant de la fin du XIVe siècle, Le Laboureur de Bohême de l’allemand Johannes von Tepl ne nous est pas totalement inconnu du monde théâtral. Le mérite en revient à Christian Schiaretti qui l’avait mis en scène en 1990, avant de le reprendre à plusieurs reprises, la dernière fois en 2019, pour ses adieux au TNP. C’est une excellente idée que le Théâtre de Poche-Montparnasse, à l’initiative de Philippe Tesson, a eue de susciter la version qu’en donnent à leur tour Marcel Bozonnet et Pauline Devinat, cette fois-ci dans l’adaptation de Judith Ertel à partir de la traduction de Florence Bayard. Excellente parce que la proposition est à bien des égards fascinante, et le texte du poète bien sûr toujours aussi passionnant et… d’actualité en cette période de pandémie. Rien de bien étonnant dira-t-on, notre rapport à la mort étant pour ainsi dire… éternel.

Le Laboureur de Bohême se développe sous la forme de la disputatio médiévale, soit une joute oratoire entre un maître et son élève. La dispute inventée ici par Johannes von Tepl (connu sous de nombreux autres noms, comme celui de Johannes von Saaz choisi par Schiaretti) et qui suit méthodiquement chaque étape d’argumentation (La Mort se justifie, s’explique, L’équité et la justice, La dispute, Le oui à la vie, Les limites de la mort, etc.) met aux prises un laboureur éperdu de douleur, puis de rage après la perte de sa femme, à la Mort en personne qu’il invective et à qui il entend demander des comptes. Inutile de préciser quel sera le vainqueur de cette confrontation proclamé par Dieu « tout-puissant »… Restera l’honneur pour l’homme. « Au plaignant revient l’honneur, et à la mort la victoire ! Chaque homme a le devoir de remettre à la mort sa vie, à la terre son corps, et à Nous son âme ». Car enfin il s’agit bien d’accepter la vie dans toute son ampleur allant jusqu’à comprendre la mort...

Démonstration en est faite dans le petit espace du plateau du Poche-Montparnasse que Marcel Bozonnet et Pauline Devinat ont eu l’heureuse idée d’élargir, cassant la distinction entre la scène et la salle, faisant intervenir la Mort (Marcel Bozonnet) hors du cadre convenu. Elle apparaît (en allemand la mort est du genre masculin…) ici et là, répondant point par point aux invectives du laboureur qui vient de perdre sa très vertueuse jeune femme, alors que lui ,pauvre mortel, est assigné au plateau. C’est une sorte de danse hiératique qu’opère la Mort face à l’homme. À ce jeu, Marcel Bozonnet est tout simplement prodigieux. On connaît depuis longtemps le talent du comédien qui œuvra un long temps à la Comédie-Française avant d’en devenir l’administrateur, puis de diriger le CNSAD (Conservatoire national supérieur d’art dramatique). Il n’a ici jamais été aussi impressionnant dans sa façon de s’emparer du texte, d’en détacher chaque syllabe dans sa sonorité particulière dans une approche à la rythmique musicale (on sait sa relation étroite avec l’art de la musique). Étonnant chant qui finirait presque par envoûter et tétaniser l’adversaire du jour, le laboureur Logann interprété par Logann Antuofermo engoncé dans son drôle de costume. L’écart de jeu entre les deux comédiens est à l’échelle de l’univers : immense, bien trop immense. Du coup la partie est pipée d’avance, et pas seulement en raison de la nature des forces et des arguments mis en présence, ce que l’on ne peut que regretter.

Le texte de la pièce est publié aux éditions de l’Avant-Scène théâtre (Les Quatre-Vents). 58 pages, 10 euros.