Un moment de grâce théâtrale

Jean-Pierre Han

8 février 2020

in Critiques

Correspondance avec la Mouette d’après Anton Tchekov et Lika Minizova. Mise en scène de Nicolas Struve. Les Déchargeurs, jusqu’au 29 février à 19 heures. Tél. : 01 42 36 00 50. www.lesdechargeurs.fr


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De sa conception à sa réalisation, cette Correspondance avec la Mouette joliment sous-titrée « c’est avec plaisir que je vous ébouillanterais » – authentique amabilité tirée d’une lettre d’Anton Tchekhov à Lika Mizinova – est une très réjouissante réussite. La conception ? Nicolas Struve, le signataire du spectacle est allé dénicher la correspondance entre le célèbre auteur russe âgé de 29 ans au départ de sa relation avec une jeune femme à la beauté « sublime », sa cadette de dix années, Lika Mizinova qui inspirera le personnage de Nina dans La Mouette. Le destin de l’actrice de la pièce épousant en bien des points précis celui de Lika. Un échange épistolaire de 64 lettres de l’auteur et de 98 de la jeune femme, le tout sur une période de dix ans. Une réelle découverte au seul plan littéraire, avec ce jeu perpétuel entre les deux auteurs pour dire leur attirance l’un pour l’autre, voire leur amour avoué puis détourné… un dialogue ciselé qui s’avère parfait pour le jeu théâtral. Dire et ne pas dire. Dire tout en ne disant pas l’amour profond (contrarié et déchiré) qui unit les deux protagonistes qui font preuve de mille et une ruses, de mille et une coquetteries. Il se trouve – c’est là une énigme – que ces lettres n’ont jamais été publiées malgré leur importance au seul plan de l’histoire littéraire. Nicolas Struve qui entretient avec la langue russe une relation privilégiée et a déjà traduit nombre de textes et de pièces de Tchekhov bien sûr, mais aussi de Marina Tsvetaeva, de Nikolaï Erdmann, des frères Presniakov, d’Olga Moukhina… n’a pas manqué de saisir l’occasion pour combler cette lacune, allant jusqu’à aller récolter des extraits de lettres dans différentes publications. Nicolas Struve a donc traduit la correspondance de Tchekhov avec Lika Mizinova, l’a excellemment adaptée pour la scène pour en faire une véritable matière théâtrale, et l’a mise en scène avec une belle justesse.

Dans la boîte noire conçue par Georges Vafias sur les murs de laquelle les protagonistes écrivent – mots qui s’évaporeront ; clin d’œil à la temporalité des paroles et des sentiments – les deux interprètes, Stéphanie Schwartzbrod, absolument lumineuse, et David Gouhier à la présence forte et subtile tout à la fois, jouent au chat et la souris dans un réelle complicité : comment faire avouer à l’autre son amour ? Comment l’avouer soi-même ? Troublant jeu qui cache peut-être une profonde mélancolie, celle de sentiments d’une absolue et touchante sincérité. Du bleu à l’âme dessiné de manière géométrique dans l’espace grâce à la chorégraphie de Sophie Mayer. C’est réalisé, dans la direction d’acteurs, avec une extrême délicatesse, et toujours avec justesse, une justesse qui n’occulte point les traits d’humour qui, comme chacun sait, sont toujours la marque d’une réelle pudeur ; Nicolas Struve n’a pas manqué d’insérer ce beau moment théâtral entre deux extraits de la Mouette… Sans doute n’en a-t-il d’ailleurs toujours pas fini avec cette œuvre et avec Tchekhov. Tant mieux.

Photo : © Gabriel Kerbaol

Jean-Pierre Han