Histoires de famille

Jean-Pierre Han

21 janvier 2020

in Critiques

Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin. Mise en scène Julie Deliquet. Salle Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Festival d’automne. Jusqu’au 2 février, puis tournée. Tél. : 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.eu

Que l’on apprécie ou non le travail de Julie Deliquet, force est reconnaître qu’il est d’une rare homogénéité, et placé sous le signe d’une étonnante et très rapide reconnaissance. Ainsi les trois premiers essais de la jeune femme regroupés en triptyque sous le titre sentencieux de « Des années 70 à nos jours », fut-il très vite programmé au Festival d’automne, recevant au passage, pour quelques-uns de ses volets, des prix ici et là, avant d’être repris dans son intégralité dans des grandes institutions, le Théâtre de la Ville, le CDN du Théâtre Gérard-Philipe. Pas mal pour une jeune équipe fonctionnant sur le mode très couru du collectif – In Vitro de son nom. Progression rapide ensuite, que ce soit à la Comédie-Française – Vieux Colombier, puis carrément salle Richelieu –. Avec un Oncle Vania de Tchekhov, revu et corrigé, puis une adaptation d’un scénario d’Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre. La revoici aujourd’hui à l’Odéon-Théâtre de l’Europe avec une nouvelle adaptation d’un film, d’Arnaud Desplechin cette fois-ci, Un conte de Noël. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle intervient dans ce théâtre puisqu’elle y avait déjà présenté Gabiel(le), une écriture collective du groupe, avant Catherine et Christian (fin de partie) au Théâtre Gérard-Philipe, ultime volet du triptyque en forme d’épilogue, lui aussi accueilli au Festival d’automne… Une trajectoire semée de succès qui devrait lui valoir prochainement d’être nommée à la tête d’un CDN (Centre Dramatique national), le Théâtre Gérard-Philipe en l’occurrence, qui lui est promis, et dont elle a déjà été – entre quelques autres, on ne prête qu’aux riches… – artiste associée.

La question de l’écriture semble être au cœur des préoccupations de Julie Deliquet. Écriture (née d’improvisations ?) et création collective avec Nous sommes seuls maintenant, dernier volet du triptyque, récidive avec Catherine et Christian (fin de partie), puis « adaptation » et montage avec Oncle Vania de Tchekhov, à nouveau avec le même Tchekhov sollicité avec Ivanov et les Trois sœurs dans Mélancolie(s), avant de trouver encore davantage de liberté d’adaptation – en toute impunité ? – de re-création, avec des synopsis de films… : Julie Deliquet chercherait-elle finalement sa propre écriture ? En tout cas, elle a le don de s’emparer de textes – de théâtre, de cinéma – qui lui permettent de nourrir ses propres préoccupations, celles concernant un noyau familial fermé sur lui-même, aveugle et sourd au monde extérieur forcément décevant (voir le titre de la première création collective)… On ne cherchera pas dans ces conditions à savoir si elle est fidèle ou pas aux œuvres cinématographiques de Bergman et aujourd’hui de Desplechin (c’est plus problématique pour les œuvres théâtrales). On ne tentera pas plus d’établir un quelconque élément de comparaison avec les films, celui de Desplechin offrant un trio majeur de comédiens avec Catherine Deneuve, Jean-Paul Roussillon et Mathieu Amalric… Julie Deliquet, de son côté, fait comme toujours intervenir sa propre famille (théâtrale), celle du collectif In Vitro, et l’on retrouve (avec plaisir ou agacement) les mêmes comédiens d’un spectacle à l’autre, que d’autres viennent avec nécessité et bonheur (cette fois-ci Marie-Christine Orry et Jean-Marie Winling qui fut un compagnon de route d’ Antoine Vitez) revivifier.

Et nous voici donc conviés – c’est le terme puisque les spectateurs sont de plain-pied avec ce qui tient lieu de scène, inclus comme des cousins lointains, dans le déroulement de l’ « histoire » : l’espace bi-frontal a été conçu par la metteure en scène avec Zoé Pautet – pour ces quelques moments d’une vie de famille, avec ses heurts, ses secrets, ses non-dits, avec les rancœurs, voire les haines cachées entre les uns et les autres et qui, bien sûr, vont se faire jour. C'est en somme, à Noël, l'exact moment des règlements de compte. Nous sommes là dans le réalisme le plus pur qu’induit le décor avec, comme de bien entendu, sa grande table posée cette fois-ci non plus au centre, mais à jardin, et aussi de l’autre côté son coin salon et chambre. Réalisme assumé même si Julie Deliquet entend donner à l’ensemble une dimension shakespearienne, notamment lors du repas… Dans cet univers, le jeu des comédiens quasiment tous issus d’In Vitro et que l’on a donc déjà vu dans les autres spectacles du collectif, se veut, comme toujours, le plus « naturel » et donc le plus réaliste possible : nous sommes – ainsi le veulent-ils – dans la vraie vie, faisant l’impasse de « jouer à jouer pour de vrai » comme disait Pirandello… Pas sûr que cela soit toujours probant. Car poussé à bout, on finit par avoir la sensation d’un jeu qui sonne faux. La distribution pour assumer le « scénario » de Desplechin, parfois alambiqué et peu clair (faisons-en le responsable, l’adaptation de Julie Deliquet étant, paraît-il, plutôt fidèle à l’original), est inégale au sein du noyau In Vitro. On soulignera simplement la belle prestation d'un Thomas Rortais, le petit-fils du couple des Vuillard incarné par Marie-Christine Orry et Jean-Marie Winling. Ainsi se déroule le spectacle avec ses temps forts et ses séquences plus confuses… en attendant la suite du roman familial de Julie Deliquet et de ses camarades du collectif.

Jean-Pierre Han