Lambert-Masséra en toute cohérence

Jean-Pierre Han

26 novembre 2019

in Critiques

How deep is your usage de l’Art ? (Nature morte). Conception d’Antoine Franchet, Benoît Lambert et Jean-Charles Masséra. Mise en scène de Benoît Lambert et Jean-Charles Masséra. Création au Théâtre Dijon-Bourgogne en novembre 2019.

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Le moins que l’on puisse dire est que le parcours de Benoît Lambert, à le voir se développer au fil du temps, et même s’il semble s’égayer dans plusieurs directions, présente une extrême cohérence. Entre lectures des classiques d’hier et d’aujourd’hui, ses jouissives embardées du côté d’Hervé Blutsch ou de son ami Emmanuel Vérité alias Charlie, tous ses épisodes – une dizaine – placés sous la très juste appellation générique de Pour ou contre un monde meilleur, ont de quoi donner le tournis, et satisfaire tous les goûts et appétits. Pourtant, c’est bien encore et toujours une réelle appréhension de notre monde qui est ainsi mise en jeu et proposée depuis une vingtaine d’années (le premier épisode de Pour on contre un monde meilleur – Prolégomènes à toute entreprise future qui voudra se présenter comme révolutionnaire d’après Spinoza encule Hegel – date de 1999). On remarquera au passage qu’à l’interrogation initiale du titre répondent, de manière de plus en plus insistante quelques titres également en forme d’interrogation : Que faire ? et aujourd’hui How deep is your usage de l’art (nature morte) ? Sans oublier au passage, et encore dans un registre particulier, un Qu’est-ce que le théâtre ? co-écrit avec Hervé Blutsch…

Rien d’étonnant si, dans sa trajectoire au long cours, Benoît Lambert aime à faire équipe avec les mêmes personnes, Blutsch, donc, mais aussi François Bégaudeau et surtout Jean-Charles Masséra depuis We are la France en 2008, avec le scénographe Antoine Franchet, avec les comédiens Emmanuel Vérité, Anne Cuisenier, Guillaume Hincky… Une belle équipe, fort accueillante au demeurant (cette fois-ci avec des comédiens en voie de professionnalisation, Marion Cadeau, Léopold Faurisson, Shanee Krön et Alexandre Liberati), pour mener à bien, et de manière fort joyeuse mais néanmoins percutante, quelques interrogations sur le monde dans lequel nous tentons de survivre.

How deep is your usage de l’Art ? (Nature morte) donc. En soi, l’air de rien et sur un ton blagueur, ce questionnement américano-français est une réelle provocation en un temps où, bien évidemment, nous avons d’autres chats à fouetter. Le monde a des urgences à régler bien plus sérieuses et graves que celle de l’art qui sert à quoi, au fait ? D’ailleurs, pour ce qui est de l’urgence de l’Art, même avec un A majuscule... Mais non, Jean-Charles Masséra et Benoît Lambert aiment – c’est une de leurs habitudes – mettre les pieds dans le plat et à les remuer. Ils frôlent l’indécence, mais on les aime pour ça justement. Le pire, c’est que leur questionnement est on ne peut plus pertinent. Dans l’espace improbable imaginé par le troisième larron, Antoine Franchet – un vieux complice –, une sorte de vaste chantier avec parpaings, escalier qui mène nulle part, arbre planté au milieu de ce fatras et sol recouvert de laine qu’il faudra dégager pour faire place nette, ce qui nous vaudra des séances de balayage, autant de temps « morts » où la pensée a tout loisir de vagabonder, dans cet espace les voilà à confronter les attitudes et les imaginaires des uns et des autres, d’une génération l’autre, face aux fameuses œuvres d’art ici répertoriées et mélangées à des extraits d’œuvres littéraires : poème de Baudelaire, de Pessoa, extraits de Marivaux, Racine, Shakespeare, scène d’Autant en emporte le vent, avec apparitions de Thomas Bernhard, de Gombrowicz et de Jésus descendu d’un tableau, tout cela alors que dans son coin, à cour, un conférencier (Guillaume Hincky plus vrai et sérieux que nature) développe ses brillantes analyses des chefs-d’œuvre projetés sur un écran. Il parle dans le vide, et personne ni ne l’entend, ni ne l’écoute, ce qui est très exactement le statut des paroles sur l’art. Cette parole empêchée ou dévidée de manière absurde est l’une des belles trouvailles du spectacle. Il y en a bien d’autres jetées en pâture à notre propre imagination : il y a largement de quoi se sustenter. Tout cela bien sûr sur la musique des Bee Gees, celle de How deep is your love ? D’amour, ici, il est bien question alors même que le duo Lambert-Masséra avec tous leurs comédiens bâtissent à vue d’œil, avec des hauts et des bas, leur propre et très modeste œuvre d’art.

Jean-Pierre Han

Photographie : © V. Arbelet