Du théâtre d'aujourd'hui

Jean-Pierre Han

1 mars 2014

in Critiques

Pulvérisés d'Alexandra Badea. Mise en scène d'Aurélia Guillet de de Jacques Nichet. Création au Théâtre national de Strasbourg, puis tournée au Théâtre de la Commune à Aubervilliers du 19 mars au 5 avril. Tél. : 01 48 33 16 16.

Circonstances obligent, et dans un grand mouvement qui ressemble à un vent de panique devant l'urgence de la situation, le théâtre, toujours à la traîne de tous les arts, découvre le monde de la finance qui nous gouverne, celui des entreprises et celui du travail. Du théâtre politique ? Sans doute, encore conviendrait-il de définir l'expression… Reste que nombre de spectacles n'hésitent plus à se colleter à l'impitoyable réalité, celle de la circulation des capitaux et du dérèglement des marchés financiers, avec bien entendu les conséquences directes désastreuses pour les travailleurs. On a ainsi vu récemment Bruno Meyssat s'attaquer à la crise des subprimes avec son spectacle au titre évocateur, 15%. On a vu Arnaud Meunier nous faire découvrir un auteur italien d'à peine quarante ans, Stefano Massini, s'engageant dans la monumentale description de la « saga des Lehman brothers », ces fameux frères arrivés aux États-Unis en 1844, inventeurs de la banque d'investissement qui fit faillite en 2008 entraînant les bourses mondiales dans sa chute… Un spectacle, remarquable, au titre tout aussi évocateur ; Chapitres de la chute…Voilà pour le meilleur d'une production pléthorique tombant souvent dans le piège ou l'alibi du « réel » et du vrai-faux théâtre documentaire, comme lors des années 1990 et de la Misère du monde de Bourdieu qui fit les beaux jours des gens de théâtre souvent en panne d'inspiration. À ces deux spectacles il faut désormais ajouter celui réalisé conjointement par Aurélia Guillet et Jacques Nichet à partir du texte d'Alexandra Badea, Pulvérisés. On remarquera au passage qu'un point commun réunit ces trois spectacles : leurs écritures se démarquent volontairement de tout réalisme. En d'autres termes Alexandra Badea tout comme Stefano Massini (le cas de Bruno Meyssat est différent dans la mesure où en tant que concepteur du spectacle, il s'écarte délibérément du schéma traditionnel auteur-metteur en scène) ont trouvé une forme particulière originale proche de la poésie  pour narrer leurs fables : plus forcément de personnages à camper même s'il y a des « portraits » éclatés ou « pulvérisés » comme chez la jeune femme, et donc plus de dialogues… C'est sans doute à ce prix que leurs œuvres nous touchent de plein fouet. Ce qu'ont bien compris d'autres auteurs comme Magali Mougel ou Philippe Malone qui travaillent la langue et la forme pour tenter d'atteindre leurs objectifs consistant à décrire le monde du travail d'aujourd'hui. Pulvérisés ou atomisés, nous le sommes tous dans ce nouveau monde de cauchemar même plus climatisé. C'est bien ce qu'entreprend de nous faire sentir Alexandra Badea en mettant en place quatre personnages (on peine à utiliser ce terme), quatre figures éclatées n'ayant aucun rapport les uns avec les autres, saisis en continu un jour et une nuit aux quatre coins du monde. Quatre anonymes n'ayant pour nom que celui de leur fonction, un « Responsable Assurance Qualité Sous-Traitance Lyon H », un « Superviseur de Plateau (Team leader) Dakar H », un « Opérateur de fabrication Shangaï F », et un « Ingénieur d'études et développent Bucarest F » : deux H et deux F, sexes déjà presqu'effacés… Et Badea de nous dévider par blocs – car même un entrecroisement de destinées est ici impossible – la monotone succession de tâches, dérisoires événements de l' « existence » de ces esclaves des temps modernes, qu'ils accomplissent.. Monologues intérieurs, esquisses de dialogues avortés, on ne cesse de passer d'un registre à l'autre, l'auteur n'hésitant pas à tutoyer ses personnages en signe d'interpellation ; parler de psychologie paraîtrait d'une incongruité, voire d'une indécence absolues. Il fallait pas moins de deux voix, de deux regards, ceux d'une femme et d'un homme, la jeune Aurélia Guillet et Jacques Nichet son aîné, pour trouver une résolution inventive à cette équation mathématique (poétique ?). Cette résolution ils la trouvent de magnifique manière, dans le style qui a toujours caractérisé leurs travaux, entre apparente discrétion et violence retenue, sans bruit ni fureur ostentatoires, mais en plaçant toujours à sa juste place la lame du couteau à l'endroit sensible de la plaie. Dans une scénographie d'une extrême simplicité signée Philippe Marioge – et l'on sait que rien n'est plus difficile aujourd'hui qu'une scénographie simple, n'ayant pour objectif que de servir le propos des metteurs en scène – Aurélia Guillet et Jacques Nichet lancent sur la scène deux comédiens, Stéphane Facco (une véritable révélation) et Agathe Molière que l'on connaît et apprécie depuis toujours, depuis Lars Noren et Jacques Nichet avec lequel elle a joué à plusieurs reprises, en passant par Jeanne Champagne…, pour tracer les contours des quatre portraits, des images filmées dans la très belle création vidéo de Mathilde Germi apparaissant derrière les comédiens chargées de porter à l'écoute de tous leurs voix intérieures. À ce stade, le travail sur le son et la musique est de toute première importance. Signé Nihil Bordures, il est au diapason. Avec une telle équipe Aurélia Guillet et Jacques Nichet rendent justice au texte d'Alexandra Badea, le décalent et le prolongent à bon escient.

Jean-Pierre Han