Une rareté théâtrale

Jean-Pierre Han

13 février 2014

in Critiques

Les Trois âges (Marguerite et le président ; le Square ; Savannah Bay) de Marguerite Duras. Mises en scène de Didier Bezace. Théâtre de l'Atelier à Paris. Jusqu'au 9 mars. Tél. : 01 46 06 49 24.

Les clés du Théâtre de la Commune d'Aubervilliers à peine remises à Marie-José Malis, Didier Bezace s'en est allé au Théâtre de l'Atelier à Paris où il présente pendant un mois un cycle de trois pièces consacrées à Marguerite Duras, justement intitulé Les Trois âges. Une habile manière de justifier son projet alors que dans la réalité des choses, seuls Le Square et Savannah Bay rendent vraiment compte de l'écriture de l'écrivain dont on fête cette année le centenaire, alors que Marguerite et le Président, jadis créée au Théâtre de l'Aquarium (en 1992), relève d'un tout autre registre. Du théâtre public au théâtre privé, fort heureusement, Didier Bezace demeure le même. Avec la même finesse et la même subtilité liées à une pudique délicatesse dans sa manière d'appréhender et d'interpréter, dans tous les sens du terme, les textes toujours très littéraires qu'il choisit de nous offrir. Cela nous a valu de belles (re)découvertes d'auteurs comme Ferdinando Camon, Emmanuel Bove, David Garnett et de nombreux autres. Avec Marguerite Duras cette fois-ci, une dimension supplémentaire nous est donnée : Le Square et surtout Savannah Bay sont de véritables chefs-d'œuvre où tout l'art de l'auteur se fait jour. Dans le premier spectacle qu'il avait déjà présenté en 2004 avec Clotilde Mollet (fantastique comédienne que l'on ne voit que trop rarement sur les scènes). c'est lui qui, cette fois-ci, lui donne la réplique. C'est l'art d'un tricotage de répliques et de non dits savamment élaboré, mais rendu d'une manière apparemment simple. Un beau moment de théâtre. Mais il est vrai que malgré la réussite de ce spectacle c'est avant tout Savannah Bay que tout le monde attend. Cette pièce d'abord, dans ses deux versions, postérieures au Square de près d'une trentaine d'années (elles datent de 1982-83), et au cœur même de l'œuvre de Marguerite Duras, brasse avec beaucoup plus de force et de netteté nombre de thématiques essentielles de l'auteur. Et, bien sûr, tout le monde attend l'apparition d'Emmanuelle Riva en vieille dame que la mémoire a fui, elle qui fut comédienne, naviguant encore d'un souvenir à l'autre que tente de réveiller « une jeune femme » qui n'a pas de nom, Anne Consigny, au diapason du jeu de son aînée. Il y a plus d'une vingtaine d'années une autre jeune femme, la fille de la dame, s'est tuée parce qu'arrivée au paroxysme du « bonheur d'aimer ». Elle s'est tuée juste après avoir donné la vie à une petite fille, la jeune femme justement venue demander à sa grand-mère de dévider le fil de l'histoire, de leur histoire. Superbe cérémonial entre les deux femmes qui trouve ici, avec Emmanuelle Riva, d'étranges résonances. Au crépuscule de sa vie elle revient vers Marguerite Duras cinquante-cinq ans après avoir interprété Hiroshima mon amour, un retour bouleversant, mêlant sa propre vie à celle du personnage qu'elle interprète avec une douce force, elle qui a toujours été attentive à la beauté du verbe et de la parole comme en témoignent ses recueils de poésie. Ce qui se passe sur le plateau du théâtre de l'Atelier est rare. Il appartenait à Didier Bezace de réaliser cette alchimie, lui qui trouve là encore le parfait équilibre entre l'amour des textes et l'amour de ses interprètes, entre l'écrit et le plateau.

Jean-Pierre Han