Ferdinand Bruckner, notre contemporain

Jean-Pierre Han

25 février 2013

in Critiques

Les Criminels de Ferdinand Bruckner. Mise en scène de Richard Brunel. Théâtre national de la Collline, jusqu'au 2 mars, tél. : 01 44 62 52 52. Puis Théâtre national de Toulouse du 13 au 15 mars, puis Clermont-Ferrand les 27 et 28 mars, et Théâtre du Nord à Lille du 4 au 12 avril.

Qui dira jamais pour quelles raisons tel auteur jadis adulé tombe soudainement dans l'oubli, végète dans le purgatoire, avant d'en ressortir soudainement, dans le meilleur des cas, des années plus tard ? On ne peut, à chaque fois, que suggérer quelques éléments de réponse toujours forcément insatisfaisants. La destinée de l'auteur autrichien Ferdinand Brückner est, de ce point de vue, plutôt emblématique. Brückner qui connut son heure de gloire dans les années vingt du siècle dernier au point de faire de l'ombre à Brecht en personne, fut sans conteste l'un des dramaturges phare de la République de Weimar, également apprécié hors des frontière de son pays. Ainsi sa pièce Les Criminels que présente en ce moment le metteur en scène-directeur de la Comédie de Valence, Richard Brunel, fut créée en France par Georges Pitoëff dès 1929, un an seulement après avoir été composée… En Allemagne, et même avec l'épisode de son émigration à l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933, l'importance du dramaturge qui côtoya tout ce qui se fait de plus intéressant en matière théâtrale, d'Ernst Toller à Ödon von Horvath, ne se démentit pas jusqu'à sa mort survenue à Berlin en 1958. Mais en France ? Ce n'est qu'avec la mise en scène de Richard Brunel réalisée en 2011 que le nom et l'œuvre de Bruckner resurgissent avec force pour occuper une place qu'ils n'auraient jamais dû quitter. Sans doute doit-on cette renaissance au travail de traduction effectué, pour Les Criminels, par Laurent Muhlheisen, et aux efforts éditoriaux menés conjointement par les éditions Théâtrales et la Maison Antoine Vitez qui ont décidé de publier un certain nombre de pièces de l'auteur. Cinq volumes sont d'ores et déjà prévus, le premier, 1920 ou la Comédie de la fin du monde regroupant deux comédies, Harry et Annette venant tout juste de sortir. Deux comédies qui marquent l'entrée en théâtre de celui qui s'appelait encore Theodor Tagger et qui expliquent peut-être en quoi Bruckner nous est contemporain. En effet, ce que mettent violemment à nu ces deux pièces et Les Criminels ce sont simplement les ressorts d'une société désormais régie par le capitalisme brut. Les personnages des pièces de Bruckner ne pensent qu'à l'Argent devenu leur nouveau dieu, passent leur temps à élaborer des combines, à spéculer, achètent et vendent, même leur corps, le tout sans aucun état d'âme et avec un féroce appétit. L'ère de la modernité dans laquelle nous vivons encore était ainsi ouverte. Entre les deux comédies écrites par Theodor Tagger au début des années vingt et Les Criminels signés Ferdinand Bruckner, la qualité d'écriture et de composition a passablement évolué. On est passé d'une matière brute, avec des dialogues cependant déjà coupés au couteau, à une élaboration dramaturgique d'une complexité parfaitement maîtrisée. Avec à la base la même volonté d'opérer dans le genre du Zeitstück, autrement dit de la « pièce actuelle », lorgnant vers le théâtre documentaire. C'est donc bel et bien de la société allemande de l'époque, une société rongée par « l'anarchie capitaliste » pour reprendre l'expression de Laurent Mulheisen, dont il est question. Et là la peinture, ou plutôt la composition musicale (Bruckner a toujours été un passionné de musique), est sans concession. D'une force qui emporte tout sur son passage. Soit donc très précisément, dans Les Criminels la coupe verticale d'un immeuble sur trois niveaux et sept pièces, sept lieux et espaces différents. Bruckner donne donc à voir les habitants de cet immeuble et les différents liens qui les unissent peu ou prou. Toute une micro société avec ses différentes classes en quelque sorte. Mais ce n'est pas seulement l'immeuble qui est ainsi découpé ; ce sont aussi les personnalités de ses habitants qui sont mises à nu et exposées sur la lame du microscope. N'oublions pas que Bruckner était féru de psychanalyse qui connaissait un fort développement à son époque. Ce qui va unir, faire lien entre les différents personnages, c'est bien sûr un crime commis sur la personne de la patronne du débit de boisson de l'étage inférieur, crime dont nous connaissons l'auteur. À partir de là enquête et jugement vont être menés qui vont nous faire changer de lieu, encore que le palais de justice du deuxième acte nous est aussi présenté en coupe verticale dans les didascalies de l'auteur. Richard Brunel et sa scénographe Anouk Dell'Aiera ont contourné le problème et substitué à la verticalité prônée par l'auteur une horizontalité savante : tout se passe chez eux sur le même plan, mais avec trois plateaux tournants les lieux et les espaces changent selon les besoins de la pièce. C'est esthétiquement beau, mais pas forcément éclairant pour ce qui concerne la compréhension de ce qui se passe sur le(s) plateau(x). Cela donne de la patine à l'ensemble : les décors en changeant, semblent glisser, et nous nous retrouvons loin de la sécheresse du passage d'un lieu, d'une pièce, à un autre. Cela oblige par ailleurs les comédiens, tous vraiment excellents à l'instar de Claude Duparfait, l'homme à femmes chômeur, coupable idéal pour la justice, et qui sera donc condamné à mort pour le crime qu'il n'a pas commis, à une gestuelle particulière, à des mouvements de groupe par ailleurs bien réglés, mais qui enlèvent encore fois une certaine violence à l'ensemble. On le regrette d'autant plus qu'il y a là un véritable travail de troupe (ils sont seize sur le plateau à interpréter chaucun plusieurs personnages), une vraie vision de la part du metteur en scène dont la direction d'acteurs est particulièrement efficace. Durant trois heures, c'est tout un monde en pleine déréliction, pitoyable, dans lequel nous finissons tous par être des criminels (c'est la morale de la pièce) qui nous est jeté au visage, le double du nôtre sans aucun doute rongé jusqu'à l'os par la vermine capitaliste. Ferdinand Bruckner est vraiment notre contemporain ; nous le redécouvrons aujourd'hui.

Jean-Pierre Han

1920 ou la Comédie de la fin du monde de Ferdinand Bruckner. Éditions Théâtrales/Maison Antoine Vitez. 190 pages, 18 euros. Les Criminels. Éditions Théâtrales, 136 pages, 17 euros.