Avignon "in" : Chant tragique

Jean-Pierre Han

23 juillet 2011

in Critiques

Des Femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Électre) de Sophocle. Mise en scène de Wajdi Mouawad. Carrière de Boulbon. Jusqu'au 25 Juillet à 21 h 30. Tél. : 04 90 14 14 14.

Il y a incontestablement un phénomène Wajdi Mouawad. Comme il se double sinon d'un mystère, du moins d'une grande interrogation concernant son œuvre, deux catégories de spectateurs s'affrontent : celle composée de fans, ou groupies, si on considère l'âge moyen de ceux qui en font partie, et l'autre atteinte d'une allergie rédhibitoire à son encontre. Cette dernière catégorie regroupe beaucoup de professionnels (des spécialistes forcément compétents donc…) et des universitaires. Entre les deux pas de demi-mesure. Les uns se pâment littéralement et sortent leurs mouchoirs pour essuyer leurs larmes d'émotion, les autres dénoncent une écriture au marteau-piqueur tout juste bonne à émouvoir les midinettes ou les amateurs de sit-com, référence explicite faite à Ciels. La « révélation » de Wajdi Mouawad ne s'est d'ailleurs pas faite en un jour, et avant que l'auteur-metteur en scène-acteur ne deviennent en 2009 l'artiste associé du Festival d'Avignon de cette année-là, son parcours fut long et tortueux. Une première invitation à Avignon, sous l'ère de Beranrd Faivre d'Arcier, avec Littoral déjà, aux Célestins, n'ayant pas été convaincante auprès des professionnels… Bref, l'intéressé pose problème, je l'ai dit. Plutôt généreux, Wajdi Mouawad, avec son spectacle Des Femmes, qui regroupe (de manière discutable ?) trois tragédies de Sophocle, Les Trachiniennes, Antigone et Électre, présenté cette fois-ci dans la Carrière de Boulbon, donnera cette fois-ci raison à tout le monde, à ses détracteurs comme à ses admirateurs. Ses détracteurs d'abord : il est vrai que l'on est en droit de se poser des questions sur la lourde machinerie scénographique imaginée par Emmanuel Clolus, plateau de théâtre posé sur le vaste espace de la Carrière, entre tubulures en ferraille et voiles kitsch façon orientale (rappel des origines orientales de Mouawad ?), le tout alternativement coloré et sombre… ; on est dans la tragédie pour ceux qui l'auraient oublié. Dans cette scénographie chargée, les comédiens jouent à l'unisson, entre déclamation et gestuelle appuyées, hormis Patrick Le Mauff, très juste, et donc fort, dans le rôle de Créon dans Antigone. Pour les récompenser Wajdi Mouawad imagine de les asperger d'eau très régulièrement quand il le ne les plonge pas carrément dans un fût rempli d'eau, châtiment réservé à Électre exprimant sa joie de retrouver Oreste ! On pense au départ (dans Les Trachiniennes) qu'il s'agit là d'évoquer un des éléments constitutifs de notre univers, on se prend même à rêver lorsqu'apparaît un deuxième élément, la terre (en attendant le feu et l'air), mais rien n'y fait, ça se remet à pleuvoir et à arroser… Drôle de symbolique ! Bref on est aux antipodes de toute rigueur tragique traditionnelle, le seul côté positif étant qu'elle est pleinement assumée par Wajdi Mouawad dont on connaît bien le goût pour l'excès dramatique. Robert Davreu, poète et traducteur, nous livre une version intéressante des textes de Sophocle. Refusant tout modernisme, il aurait pu toutefois respecter davantage sa propre ligne de conduite. Reste que les paroles du tragique grec résonnent avec force dans la Carrière de Boulbon Surtout par l'intermédiaire d'un absent de marque : Bertrand Cantat chargé de dire et de chanter les paroles des chœurs des trois tragédies (importante dans Les Trachiniennes) et dont la voix enregistrée impulse à chaque fois un véritable souffle au spectacle. C'est alors une très étrange situation à laquelle nous sommes conviés. Cette voix d'un absent accompagnée par un trio de musiciens présent sur le plateau est sans doute ce qui, dans le spectacle, marque au fer rouge l'imagination du spectateur. Cette absence si présente laisserait presque penser que Wajdi Mouawad, d'une certaine manière, a monté cette première « trilogie » tragique pour son ami Cantat, et à ce stade, son pari, malgré les 6 heures 30 de spectacle, est réussi.

Jean-Pierre Han

Les textes de Sophocle traduits par Robert Davreu sont publiés chez Actes Sud-Papiers, en trois volumes (10 € le vol.).