Des naufrages entre deux mondes

Jean-Pierre Han

8 mars 2010

in Critiques

Littoral de Wajdi Mouawad. Spectacle en tournée.



On ne présente plus Wajdi Mouawad. Artiste associé au festival d'Avignon 2009, québécois d'adoption, libanais de naissance, il est devenu en quelques années l’un des auteurs phares de la scène francophone. On se souvient notamment, bien sûr, des fameuses nuits de juillet 2009, au cours desquelles les trois premiers volets de la tétralogie Le Sang des Promesses se sont joués dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes durant une dizaine d’heures. C’est le premier de ces spectacles, intitulé Littoral, que le Théâtre 71 de Malakoff a mis à l’affiche jusqu’à fin février, dans une mise en scène signée par l’auteur. Cette pièce, écrite à la fin de ses études par Mouawad, contient en elle une véritable genèse de l’esthétique de son Sang des Promesses, tant au niveau des thématiques abordées que des partis pris de mise en scène. Elle raconte l’histoire de Wilfrid, jeune homme tout juste sorti de l’adolescence, qui apprend que son père vient de mourir. Il décide alors de partir au pays pour l’enterrer. Là, il trouvera les restes d’une terre en cendres, au sol déjà surpeuplé de cadavres, et des survivants déracinés qui ne savent plus comment crier leur colère, leur désarroi et leur incompréhension. Ici, comme souvent chez Mouawad, les tragédies individuelles se mêlent aux grands drames de l’histoire, jusqu’à faire de ses personnages des emblèmes. La véhémence de la jeunesse exalte ces caractères et rend la fable on ne peut plus poignante : on sent bien qu’ici, la fiction n’est que le moyen de dire des bouleversements et des destructions on ne peut plus réels. Mouawad choisit l’arme poétique pour mettre à nu la chair des horreurs de la guerre, et l’on ne peut que tressaillir devant ce cri brut de douleur sublimé par une esthétique scénique à couper le souffle. À cet égard, on remarquera notamment le magnifique travail de lumière de Martin Sirois, capable de dessiner tout un univers, de rendre une atmosphère instantanément. Pourtant, c’est l’intensité de cette représentation de la souffrance qui fait parfois décrocher le spectateur : dans cette œuvre de jeunesse, il est clair que Mouawad a voulu tout dire, voire trop dire. On sent bien, dans chaque réplique, que ce soit par le jeu emporté des acteurs ou par le texte lui-même, la peur que le spectateur ne comprenne pas, qu’il ne mesure pas la force de la colère ou de la détresse. On en vient à souhaiter plus de subtilité dans la construction des personnages, à vouloir se les figurer comme des êtres humains potentiels et non plus comme des emblèmes. Ce que le texte dit déjà de façon trop bavarde, trop appuyée, les comédiens hurlant et gesticulant viennent le souligner et le re-souligner jusqu’à sonner faux. Cependant, comme on l’a dit, Littoral porte les germes d’une grande œuvre, et c’est le personnage de Wilfrid, superbement interprété par Emmanuel Schwartz, qui sauve la pièce des terribles écueils qu’elle charrie avec elle. Jeune homme en proie à un mal-être constant, pas encore tout à fait débarrassé des oripeaux de l’enfance, il se découvre une souffrance à laquelle il ne trouve aucune légitimité face à des orphelins de guerre qui ont côtoyé l’horreur. Il est l’expatrié qui baisse la tête et se retrouve pourtant guide d’une génération déracinée ; il lui donne un but et le moyen d’enfin faire son deuil… Et par ce magnifique voyage initiatique, il sauve les autres personnages… et tout le spectacle dans son sillon.

Chloé Vollmer-Lo