Une présence au monde

Jean-Pierre Han

8 février 2010

in Critiques

Cercles/Fictions de Joël Pommerat. Théâtre des Bouffes du Nord. Tél. : 01 46 07 34 50.

Le titre du dernier spectacle de Joël Pommerat nous y invite : il sera question de cercles et de fictions, liés ou séparés. L’auteur-metteur en scène persiste et signe en invoquant dans la « bible » qu’il a lui-même rédigée et qui accompagne Cercles/Fictions, qu’il tient tout particulièrement à « parler de ces deux points de départ ». Suit un long développement pas forcément utile pour peu que l’on soit attentif au déroulement du spectacle, mais qui vous évitera de vous fourvoyer sur de fausses pistes, sait-on jamais. Cela dit le spectacle est superbe ; il marque une étape importante dans son déjà long parcours, entamé, avec sa compagnie Louis Brouillard, en 1990. Longue période d’« apprentissage » ou plutôt de peaufinage d’une esthétique et d’une parole bien particulières dessinées avec les mêmes fidèles compagnons. Il leur aura cependant fallu attendre l’édition 2006 du festival d’Avignon (comme toujours, et comme ont connu le même passage obligé des artistes aussi différents que Pippo Delbono ou Wajdi Mouawad : cela en dit long sur la manière dont fonctionne notre petit monde théâtral) pour qu’enfin leur travail soit reconnu par ceux-là même qui leur fermait les portes de leurs maisons ; telles sont nos étranges mœurs théâtrales… Conclusion d’aujourd’hui – c’est là un phénomène exceptionnel – six spectacles de la compagnie tournent cette saison dans tout l’hexagone et même au-delà. Il n’en reste pas moins qu’il aura fallu neuf co-producteurs pour que le projet de Cercles/Fictions puisse se réaliser et être présenté, dans un premier temps, au théâtre des Bouffes du Nord à Paris, le lieu de Peter Brook qui avait accueilli Joël Pommerat en résidence il y a deux ans. Mais on le sait, l’argent manque singulièrement, (et comme l’art et la culture ne sont franchement pas des priorités – pour employer un doux euphémisme – de nos actuels gouvernants…) les productions sont donc de plus en plus difficiles à monter, même pour les plus huppés médiatiquement.

Le premier cercle, d’emblée, s’offre à nos yeux dès l’entrée dans la salle : le dispositif scénique est rond. Sorte de piste de cirque ou d’arène ; il y a effectivement de cela dans le(s) spectacle(s) de Joël Pommerat. Ce sont bien, à certains égards, des jeux de cirque dans lesquels la mise à mort des personnages est programmée, ne serait-ce que parce que l’essence du théâtre consiste à faire vivre et mourir dans le même instant, et dans un temps particulier incluant les spectateurs, des êtres sur le plateau. Un cercle donc pour avoir une multiplicité de regards nous dit encore Pommerat. Soit, mais par ricochet, si j’ose dire. Spectateur nous n’avons qu’un seul et unique regard, c’est une lapalissade ! C’est le jeu du comédien qui nous renvoie la multiplicité des regards. Le jeu du comédien ? Il demeure dans Cercles/Fictions d’une extrême précision, comme dans les précédents spectacles de la compagnie, comme si les différents axes de regards n’avaient aucune influence sur son comportement. Ce qui n’est qu’un leurre. Cercle encore dans la structure même de la pièce qui fonctionne, comme dans Je tremble, pour ne prendre que l’exemple le plus récent, par séquences formant une sorte de spirale. Les histoires, leurs anecdotes, se répondent les unes les autres, trouvent leur place et leur cheminement dans un savant tracé pour finir par nous saisir au collet et ne plus nous lâcher. Car Joël Pommerat possède ce don de nous installer dans un autre espace-temps, dans des fictions qui avouent leur statut de fiction tout en revendiquant leur liaison avec le réel. Les histoires qu’il nous raconte sont authentiques et réelles, dit-il, la preuve, elles ont même été vécues, ce qui n’éclaire en rien leur statut sur le plateau ! Mais ce faisant, et à sa manière, le metteur en scène éclaire enfin de manière concrète le rapport du théâtre à la réalité, un rapport qui taraude les gens de théâtre d’aujourd’hui qui, malheureusement n’ont souvent apporté que de mauvaises réponses à la question. Par son travail scénique, Joël Pommerat donne sa propre et très originale réponse : dans sa direction d’acteurs (vrais bateleurs de jeux de cirque) dans laquelle je discerne une véritable distanciation, dans sa gestion de l’espace entièrement et très subtilement sonorisé par François Leymarie, et éclairé par les intensités lumineuses réalisées par Eric Soyer qui signe également la scénographie. Ce qui se dégage du plateau ou de la piste est comme toujours un étonnant et étrange mélange de sécurité et d’instabilité. Le spectateur est déstabilisé et… heureux de l’être ! Le mélange ici est heureux ; artiste dans la plénitude de son art, Pommerat se permet même l’écart d’un véritable humour. Noir sans doute, car la tonalité générale de l’ensemble demeure sombre. Parlant du monde d’aujourd’hui dans sa réelle trivialité – et cette fois-ci dans le spectacle le bruit de la guerre est omniprésent voire assourdissant –, le tableau ne peut qu’être sombre. Regard aigu, sans complaisance aucune, c’est bien notre monde qui est décrypté. En cela le théâtre de Joël Pommerat est éminemment politique.

Jean-Pierre Han paru dans Les Lettres françaises du 6 février 2010