Des bouleversements révolutionnaires aux apocalypses domestiques

Jean-Pierre Han

27 novembre 2009

in Critiques

Graves épouses/ animaux frivoles de Howard Barker. Théâtre de l'Atalante à Paris. 20 h 30. Tél. 01.46.06.11.90



Difficile d’échapper à la vague Howard Barker, pour quiconque est un habitué des salles de théâtre. Notamment mis à l’honneur à l’Odéon durant la saison 2008-2009, ce dramaturge britannique théoricien d’un « Théâtre de la Catastrophe » est l’un des auteurs les plus incontournables de la scène européenne contemporaine. Guillaume Dujardin confirme cet engouement général en mettant en scène Graves épouses / Animaux Frivoles, texte jusqu’alors inédit au plateau. Pour cette grande première, Dujardin fait donc le choix de mettre l’accent sur la découverte, en exposant la situation et en laissant sonner le verbe violent de Barker. Pour cela, il fait appel à deux comédiennes particulièrement brillantes : Léopoldine Hummel dans le rôle de la servante Card et Odile Cohen qui campe la Comtesse Strassa. Durant une heure trente, ces deux femmes s’affrontent verbalement, dans un jeu de pouvoir sans cesse remis en question ; elles se haïssent, se menacent, compatissent, mettent le genou à terre ou se combattent, régies par la figure proche, mais aussi invisible que menaçante, de l’homme. Car c’est bien l’homme qui tire ici les ficelles, malgré les indices que Barker sème au fil des dialogues ; on apprend ainsi que « les bouleversements » ont permis à Card de prendre le pouvoir sur la comtesse, et qu’elle en abuse dans une jouissance non dissimulée. Et pourtant, au fur et à mesure du déroulement du spectacle, toutes deux se mettent à trembler ensemble, face à la volonté pressante du mari de Card : il a décidé de violer Strassa, et sa femme a pour tâche de convaincre la comtesse de se livrer. Cette perspective est le véritable moteur de la pièce, génératrice d’une tension qui s’installe et ne quitte pas le spectateur. Dans cette atmosphère douloureuse, on se surprend soudain à ne plus penser la scénographie selon des termes naturalistes, mais plutôt comme une image d’un état intérieur des personnages. Ce salon bourgeois ravagé, encombré de gravats, sali par la poussière et la boue, prend soudain le caractère sublime des détresses tragiques. On ne s’étonne alors plus de voir surgir sur scène, à intervalles réguliers, un chien mécanique, fourrure miteuse au corps formé de bric et de broc. On comprend, d’une manière ou d’une autre, que la bête est liée au mari de Card, mais finalement, la signification n’est pas ce qui importe le plus : l’effet visuel est sans conteste beau et efficace. En résumé, cette première mise en scène de Graves épouses / Animaux frivoles est un défrichage réussi sur un texte difficile, complexe et énigmatique ; l’approche est intelligente, les partis pris esthétiques sont efficaces. On regrettera cependant l’irrégularité du spectacle : en effet, Graves épouses alterne des instants de théâtre sublimes et des moments de longueurs soporifiques. De même, le manque d’harmonisation entre le jeu des deux comédiennes devient, au fur et à mesure, de plus en plus gênant : là où Léopoldine Hummel propose un jeu stylisé absolument virtuose, Odile Cohen choisit un parti pris naturaliste, basé sur une émotion à fleur de peau, et finalement beaucoup plus banal. Reste maintenant à savoir si les lacunes sont inhérentes à ce texte inédit, ou à la mise en scène. En attendant, laissons le bénéfice du doute à Guillaume Dujardin et attendons de voir une tradition de mise en scène se former autour de Graves épouses…

Chloé Vollmer-Lo