L’excellence artistique contre l’exigence artistique

Jean-Pierre Han

17 mai 2009

in Chroniques

Au cours d’un discours[1] prononcé à Nîmes le 10 janvier 2009, le Président de la République a, en quelques lignes, annoncé une « redéfinition » de la politique publique de l’État concernant l’art et la création artistique. Avec une rapidité inédite, dès le 30 janvier, est publié le décret instituant le Conseil de la création artistique, présidé par le Président lui-même, chargé d’appuyer[2] cette nouvelle politique de l’État. Elle sera, désormais, fondée sur « l’excellence ». Son unique justification est l’« évidence ». En outre, elle n’est que réaffirmation, donc déjà acquise et admise. De cette façon, le changement radical est présenté comme une continuité. Cette nouvelle politique est la conséquence du « diagnostic porté par les experts ». Invoquer « le diagnostic » et « les experts » est un acte d’autorité qui écarte l’idée qu’il pourrait y avoir d’autres avis, que la désignation d’experts relève d’un choix de personnes ayant des points de vue, des positions, des enjeux. En quelques mots le Président de la République élimine tout débat, invalide d’avance toute discussion, toute contradiction. Il peut mettre en oeuvre, de façon accélérée, sa nouvelle politique artistique.

Même si, dans l’administration et des institutions, certains ont commencé à tester l’expression depuis quelques années, « l’excellence artistique » n’est pas une « réaffirmation » : elle est pour la première fois déclarée comme devant être le fondement de la politique de l’État en matière artistique et, donc, le critère de distinction permettant d’attribuer des subventions publiques. Sur le fond, la notion d’excellence –en art, comme ailleurs- n’a rien d’une « évidence ». Elle postule un absolu. L’excellence est ou n’est pas : elle fonctionne de manière binaire. Elle exclut, par définition, le pluriel. Son unicité écarte la pluralité. Elle correspond à une conception essentialiste de l’art. L’excellence est une forme d’achèvement. Elle désigne un état. Celui-ci correspond à l’atteinte d’un idéal de perfection. Il existerait, ainsi, un état d’excellence atteint par certains qui, ainsi élus, mériteraient argent, visibilité, notoriété, reconnaissance et consécration par les pouvoirs. Les autres, formant la catégorie des « non excellents » (les médiocres, les inférieurs, dit le dictionnaire), ne seraient appréciés que par rapport à l’écart qui les sépare de l’état d’excellence. Le critère de l’excellence appelle une logique de l’élection et de l’élimination. Au mieux, chaque « non excellent » serait ainsi sommé, sous peine de non prise en considération et d’exclusion, d’avoir à viser cet état de perfection et de faire la preuve -lisible dans chacune de ses propositions artistiques- de sa bonne volonté en se conformant par anticipation permanente à la définition en cours de l’excellence.

Celle-ci étant simplement évidente, comme l’affirme le Président de la République, il n’y a pas lieu de se demander où, comment et par qui elle se construit ni quels en sont les prescripteurs. L’excellence est affirmée comme si, dans une sorte de transcendance, elle échappait à l’histoire, comme si, au sein de la société, les normes qui la définissent n’étaient pas le produit de forces idéologiques, de mécanismes et conflits sociaux, politiques, institutionnels, financiers qui fabriquent les processus de consécration. Comme si son imposition ne servait à masquer une lutte pour détenir et contrôler les catégories et le pouvoir de classement. L’excellence renvoie, dans une logique homologue, au critère du « beau » en usage aux époques académiques. Sa seule énonciation fonctionne comme un principe d’autorité normatif, unanimiste et unificateur, selon une conception conservatrice, réactionnaire de la création et, au delà, de toute la vie artistique.

C’est dans un triple contexte que le critère de l’excellence est, aujourd’hui, imposé comme fondement de la politique de l’État. D’une part, celui-ci a entrepris de se désengager d’une grande part de ses responsabilités institutionnelles et financières dans les politiques culturelles. Il est en train de rompre avec cinq décennies de politiques publiques. D’autre part, et parallèlement, on assiste à une dissémination et un accroissement sans précédent des responsabilités des différentes collectivités territoriales, achevant le mouvement amorcé avec la décentralisation administrative dans les années 1980. Enfin, les forces politiques se sont désinvesties d’une pensée et d’une ambition concernant l’art ; il est de plus en plus abordé à partir des seules questions de coût, de fréquentation ou d’efficacité sociale. Du coup, la réflexion sur la création artistique et sur la démocratisation de l’art et de la culture n’est plus un enjeu de société dans les projets politiques.

Il convient d’ajouter que, depuis les années 1980, on assiste à un foisonnement, toujours grandissant, de « vocations » artistiques parmi les jeunes générations. Tous les pouvoirs publics, l’État de même que les collectivités, perçoivent cet accroissement comme un danger, celui de la multiplication de « futurs artistes » venant grossir le nombre des demandeurs de subventions. En effet, leur objectif est de réduire, d’empêcher le plus rapidement et efficacement « l’entrée » de nouveaux postulants dans le monde de la création artistique.

Dans ce climat, fonder la politique publique sur le critère de « l’excellence artistique » peut, pour certains, sembler efficace et rassurant. Pour l’État, cela lui permet de légitimer la restriction de ses responsabilités à un champ très réduit, sélectif et voué à la notoriété ainsi qu’à l’exportation. Pour certaines collectivités, ce modèle pourrait leur permettre d’opérer une réduction simple et radicale des prétendants aux aides de toutes sortes. Pour les institutions et lieux divers, l’accès aux coproductions et à la programmation sera restreint à une minorité. Pour tous, la frontière entre les « professionnels » et les « amateurs », sera plus étanche que jamais.

S’agissant des collectivités territoriales, cependant, beaucoup devront faire face à une situation nouvelle. En effet, jusqu’ici, une grande part d’entre elles, se fiant d’abord aux choix de État, retenaient les projets et artistes soutenus par ce dernier afin de déterminer, en un second temps, leur champ d’action, s’évitant ainsi d’avoir à établir leurs propres critères qualitatifs de sélection. Dorénavant, les collectivités vont devoir faire face à l’afflux sans précédent de demandes d’aide rejetées par État : auront-elles les moyens financiers ? Du coup, elles devront toutes établir leurs propres critères de choix. Cela se fera-t-il sur le modèle de l’excellence artistique ? Ou bien cette nouvelle situation stimulera-t-elle une réflexion nouvelle, autonome par rapport à celle de l’État, en matière de politique culturelle et d’évaluation ? Pour certains artistes, pour quelques institutions, l’instauration de l’excellence peut laisser espérer une nouvelle règle du jeu avantageuse qui réduirait la concurrence dans la course aux subventions. De plus, la référence à l’excellence peut donner l’espoir à des artistes d’un accès plus sélectif, donc plus aisé pour les « élus », à la reconnaissance par les médias, eux-mêmes de plus en plus enclins à la simplification, à la recherche de célébrations, comme en témoigne la quasi disparition d’une véritable critique artistique. L’excellence ne peut, ainsi, que renforcer la course à la starisation.

L’excellence, appelant une évaluation binaire –appartenir à la catégorie ou en être exclu-, ne permet pas de prendre en compte la réalité de la création. Celle-ci n’est pas un état mais la mise ne œuvre de démarches toujours en train de se mettre à l’épreuve. La création se constitue dans la durée, s’inscrit dans le temps. Elle se cherche dans des essais, des tentatives. Elle s’invente dans des propositions, de l’éphémère, du provisoire, des transgressions de genres, de frontière. Elle a besoin de confrontations incessantes, d’incursions dans des voies imprévues. La création est devenue un mouvement incessant de mise en cause des modalités, normes et formes de représentation, des frontières de l’art lui-même, ce qui exclut toute pétrification dans une catégorie comme « l’excellence ». Ce que nous a appris histoire de l’art, ce que vivent les artistes, c’est qu’une oeuvre n’est jamais achevée, même si la logique médiatique et le marché cherchent sans cesse à fabriquer le succès, la notoriété en s’emparant d’un moment pétrifié en événement, équivalent politico-médiatique de l’excellence. Une identité artistique singulière ne peut se constituer que contre l’événement, dans la construction jamais linéaire d’une démarche.

En ce sens, on peut opposer « l’exigence artistique », approche qualitative et dynamique, à « l’excellence ». L’exigence n’est pas le constat d’un état, mais un processus d’identification, de construction et de confrontation, inscrit dans la durée. L’exigence s’exprime dans le discernement progressif, dans le parcours d’un artiste, d’enjeux artistiques, esthétiques singuliers. Elle se construit dans le mouvement d’un travail. Rechercher l’exigence, chez un artiste, c’est identifier la traduction, au long des chacune de ses propositions, de la nécessité artistique qui fonde son propre engagement. L’exigence artistique d’un créateur est, à la fois, dans sa recherche de cohérence et, à la fois, dans sa capacité à la remettre en cause, hors de tout cadre normatif, hors de toute définition d’un idéal extérieur à sa démarche. Celui que l’on dénomme expert, chargé « d’évaluer » l’exigence artistique, doit disposer de la capacité de prendre un point de vue intérieur chaque démarche artistique singulière toujours en mouvement. Il ne s’agit ni de constater son excellence, ni d’éventuellement repérer un futur « excellent ». En effet, cela supposerait de disposer par avance des normes qui définissent l’œuvre non encore (et jamais) achevée. Or, à l’opposé d’une telle vision téléologique, nous savons aujourd’hui que ce sont les œuvres qui font bouger, voire produisent les définitions même de l’art. L’excellence fait dépendre l’artiste de normes qui lui sont extérieures et imposées. Elle est totalitaire. L’exigence présuppose l’autonomie de l’artiste et laisse indéfiniment ouverte les catégories de classement de l’art. La première vise la reconnaissance et l’élimination. Par contre, une politique culturelle fondée sur l’exigence se donne la responsabilité d’être à l’affût incessant de démarches artistiques en train de se chercher. Dans cette logique, une politique culturelle de l’exigence n’a pas peur de la multiplication des vocations artistiques : elle encourage chacun à avancer dans sa propre exigence. Un « prétendant » artiste n’est plus considéré comme une menace pour le budget, mais comme un créateur potentiel pouvant enrichir la société dans sa dimension symbolique collective. En ce sens, une politique de l’exigence permet faire de manière non binaire la différence entre « amateurs » et « professionnels ». Les premiers ne sont, alors, plus relégués à des pratiques distractives, éducatives ou épanouissantes mais insérés dans des dispositifs où chacun a sa propre chance de construire ou non son exigence singulière. La sélection, nécessaire, s’effectue, alors, progressivement, dans un accompagnement lui-même exigent.

Ainsi, chacune des deux politiques correspond une définition opposée de la démocratisation de la culture. Pour celle de l’excellence, il y a, à priori, trop d’artistes, trop de prétendants. Pour celle de l’exigence, la question du nombre ne se pose pas à priori. Pour la première, la démocratisation se mesure à la notoriété, à la reconnaissance, à la fréquentation des œuvres et des spectacles considérés comme des évènements. Pour la seconde, elle se mesure, d’abord, à la multiplication des individus qui souhaitent s’investir dans la vie artistique, quelle que soit la forme de leurs pratiques. Elle ne demande pas à chacun d’anticiper son excellence, sa consécration, son élection mais lui donne la possibilité d’éventuellement se construire comme artiste en se confrontant, dans le même temps, à l’évaluation. Imposer l’exigence, c’est introduire de la pensée sur l’art à l’œuvre, et non pas demander un verdict sur l’œuvre d’art.

À partir d’une telle conception, la nécessité d’experts et d’évaluateurs n’est pas invalidée, non pas comme détenteurs a priori de normes de l’excellence, mais comme interlocuteurs permettant aux artistes et aux décideurs d’identifier des démarches, chargés, en outre, de dialoguer avec chacun d’eux pour contribuer à leur qualification et indiquer des orientations, vers des pratiques plutôt personnelles ou plutôt professionnelles. On le voit, il s’agit d’un autre politique artistique qui ne se résume pas à la sélection et la l’attribution de financements. Elle est, d’abord, qualitative. La question des moyens, de l’évaluation et de la sélection ne se pose pas, alors, en soi, mais à l’intérieur d’un dispositif d’ensemble d’accompagnement de l’exigence artistique.

Michel Simonot

Février 2009

Notes

[1] Discours du Président de la Républiques, à Nîmes, le 13 janvier 2009. « J’ai voulu que l’État redéfinisse sa politique à l’égard de la création, non pas pour asservir les artistes aux goûts du public, encore moins à ceux de l’administration, mais simplement pour réaffirmer une évidence : celle de l’excellence. Si je résume, chère Christine, l’avis, le diagnostic porté par les experts sur le spectacle vivant, notre politique souffre d’un empilement de subventions. C’est un travail épouvantable pour obtenir une subvention, mais quand on l’a, on est quasiment assuré de la garder. Aussi la multiplication des productions a-t-elle conduit à engorger les salles… »

[2] …Il est institué auprès du Président de la République un Conseil de la création artistique, dont la mission est d'éclairer les choix des pouvoirs publics en vue d'assurer le développement et l'excellence de la création artistique française, de promouvoir sa diffusion la plus large, notamment internationale, et d'arrêter les orientations de nature à permettre leur mise en œuvre…