Un problème majeur de notre temps
Boat people de Marine Bachelot Nguyen. Mise en scène de l’autrice. Spectacle créé (et vu) et 7 octobre 2025 au Théâtre du Nord – Lille/Tourcoing. Tournée importante de novembre 2025 à mars 2026 (Choisy-le-Roi, Evry, TNB à Rennes, TNS Strasbourg, CDN de Lorient, Nantes, Saint-Brieuc, MC93-Bobigny, Brest…).
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C’est un spectacle de haute ambition que vient de réaliser Marine Bachelot Nguyen, à marquer d’une pierre blanche dans son parcours d’artiste. Ce faisant elle s’est retrouvée en butte à de nombreux écueils qu’il lui a fallu contourner sans pour autant dévier de la ligne et du discours qu’elle entendait tenir. C’est peu de dire – que l’on me pardonne ce vilain jeu de mot par rapport au sujet évoqué – qu’elle mène sa barque théâtrale avec une grande dextérité, frôlant maints dangers qu’elle aura su éviter avec une belle autorité et avec finesse aidée en cela par une équipe de comédiens au plateau et de collaborateurs (trices) en coulisses d’une parfaite souplesse, intelligence et inventivité (comme la scénographe Kim Lan Nguyên Thi, l’assistante Linh Tham ou encore Julie Pareau à la régie et à la création vidéo, par exemple)…
Le simple énoncé du titre du spectacle suffit pour mettre en exergue l’ampleur du sujet et les dangers auxquels a été confrontée l’équipe dirigée par l’autrice-metteuse en scène pour le traiter : Boat people ! Soit cette énorme vague de fuite de ressortissants des anciennes colonies françaises de l’Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge) au lendemain de la libération, ou de la chute selon les points de vue, de Saïgon par les troupes communistes en avril 1975, marquant le fin d’une trentaine d’années de guerre (d’Indochine d’abord jusqu’en 1954, puis du Vietnam). Une vague qui ne s’apaisera que vers les années 1990. Large, trop large laps de temps qui déclenchera une autre vague dans les pays occidentaux, et en France notamment, celle d’un élan de solidarité envers les rescapés d’une impossible traversée vers d’autres horizons. C’est sur cet élan que Marine Bachelot Nguyen s’appesantit dans la première partie de son spectacle, après avoir donné et fait jouer le témoignage de quelques survivants. À ce stade, vidéos d’archives des actualités de l’époque soigneusement choisies, avec ses visages de personnalités bien connues du grand public d’alors mais aujourd’hui disparues, toutes saisies parmi les archives télévisées, Marine Bachelot-Nguyen pose en fait les bases de son discours qui nous mènera vers la question des émigrations d’aujourd’hui tout en resituant le drame historiquement. Car c’est bien de cela dont il sera question un peu plus tard, et le contraste entre les deux époques d’hier et d’aujourd’hui dit on ne peut plus clairement la dégradation morale de nos sociétés « libérales avancées ». Clairement travaillée et présentée cette avancée avec un travail documentaire est infléchie par Marine Bachelot Nguyen qui fait surgir une fiction consistant à présenter une famille bien de chez nous (qui a adopté un garçon d’origine togolaise et guadeloupéenne), le cœur sur la main, accueillant chez elle une famille (un couple et leur fille) de réfugiés. Du réel à la fiction, Marine Bachelot Nguyen flirte sans complexe avec une histoire presque trop emblématique pour être vraie bien sûr, mais elle parvient à éviter de tomber dans la caricature ou le pathos d’une fiction trop bien ficelée, finit par casser également celle-ci après une longue séquence comme elle avait infléchi la réalité du documentaire pour en arriver à une autre séquence et à un autre registre de travail et de jeu. Moment saisissant où les comédiens sortent de la fiction, alignés en fond de scène face au public et annoncent le basculement dans notre présent, celui de l’histoire des migrants d’aujourd’hui, rappelant au passage que nombre de ceux-ci justement essayant de passer vers l’Angleterre sont des vietnamiens, ce dont pratiquement personne ne parle, ni même en a connaissance…
Les moments de rupture dans la continuité du spectacle nous faisant passer d’un registre dramatique à un autre sont certes très nets, mais continuent cependant à subtilement parcourir toutes les parties dans un étonnant entrelacement. La réalité des boat people ? Elle apparaît théâtralement cette fois-ci avec l’apparition de petites embarcations de papiers flottant sur l’eau dans une sorte de petit bassin incrusté dans la table centrale, et ce n’est là qu’un exemple… Car l’intelligence de Marine Bachelot Nguyen est de faire feu de tout bois, d’utiliser tous les registres de travail scénique, le dramatique il va de soi, mais aussi le chorégraphique ou le marionnettique. Comme elle a l’intelligence de réunir une équipe d’origines diverses, chacun s’exprimant dans sa propre langue (en vietnamien certes, mais aussi en laotien ou en cambodgien). Ce travail sur la langue tout comme la gestion corporelle des uns et des autres est une authentique réussite. Les six comédiens, Clément Bigot, Charline Grand (en alternance avec Lucile Delzenne), Arnold Mensah, Paul Nguyen, Dorothée Saysombat, Angélica Kiyomi Tisseyre-Sékiné, assument avec une belle rigueur la partition imaginée par Marine Bachelot Nguyen dont la ligne de force concernant un des problèmes majeurs de notre temps ne saurait souffrir la moindre ambiguité.
Photo : © Caroline Ablain
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