Une histoire de cœur

Jean-Pierre Han

9 octobre 2025

in Critiques

Et le cœur ne s’est pas arrêté de François Cervantès. Créé au Zébrures d’automne, à Boulazac, le 30 septembre 2025 avant tournée en décembre, puis au Liban en 2026.

Les Zébrures d’automne, se sont tenues du 24 septembre au 4 octobre 2024 à Limoges.

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Rapide et brève plongée au cœur des Zébrures d’automne de Limoges, autrement dit du Festival des francophonies qui, cette année, œuvrait en grande partie en direction des dramaturgies arabes telles que précisément le Festival d’Avignon lors de sa dernière édition n’a pas su ou pas voulu, malgré ses annonces toujours emphatiques, l’offrir à ses spectateurs comme il l’avait promis.

Les Zébrures, elles, ont proposé une large palette de spectacles aux couleurs de l’Algérie (Kaldoun d’Abdelwahed Sefsaf que certes l’on connaissait déjà), de l’Irak (Rekord dont les Zébrures, celles du Printemps cette fois-ci – c’est son rôle –, avaient donné lecture du texte), de la Palestine (Mohammad Basha), de Syrie (Bissane Al Charif), de Tunisie ou encore du Maroc… Comme quoi, à condition de réellement travailler la question, il est possible de proposer, même avec des moyens toujours aussi limités, une programmation de qualité et représentative d’autres types de dramaturgies. Tout cela en n’oubliant pas ce qui fait la spécificité des Francophonies, avec ses habitués venant pour beaucoup de l’Afrique noire.

Au milieu de toutes ces productions, et parmi celles dont j’ai pu voir le résultat, inégal, mais c’est la loi du genre, il en est une qu’il faut mettre en exergue aussi bien par sa qualité (ça va de soi !) que par le type de travail commun réalisé de manière quasiment itinérante par une équipe française, l’Entreprise et une équipe libanaise, le collectif Kharaba né en 2006 et créateur du festival « Nous, la lune et les voisins » cinq ans plus tard. Cette année-là le collectif avait invité François Cervantès… naissance d’une complicité et peut-être d’un même axe de travail, avant que l’Entreprise ne revienne en 2021 et ne décide de faire un bout de route ensemble… Cela donne aujourd’hui Et le cœur ne s’est pas arrêté écrit et mis en scène par François Cervantès et travaillé par les deux équipes.

Le spectacle a donc été créé sous l’égide des Zébrures à Boulazac, soit à un centaine de kilomètres de Limoges avant d’être représenté au cœur même du festival deux jours plus tard. Incongruité ? Certainement pas, les Zébrures s’évertuent en effet à fort bon escient à établir des accords de coproduction avec des structures artistiques de l’Occitanie… Elles étendent et affermissent ainsi leur rayon d’action, à Uzerche, à Saint-Junien, à Aubusson, ailleurs encore, et donc dans le cas présent pour le spectacle de Cervantès à Boulazac avec l’Agora, pôle national de cirque. Elles gagnent du terrain, comme on gagne des batailles, et de ce point de vue la dynamique est aussi intéressante que nécessaire.

Et le cœur ne s’est pas arrêté et n’est pas près de s’arrêter malgré ses intermittences. La proposition théâtrale de François Cervantès – à tout le moins son écriture – consiste à dire ou à faire sentir en peu de mots, cette partie du travail lui échoit toujours, prélude fécond à la mise en scène, ce qu’il y a de plus sensible dans notre rapport au monde. À moins que ces deux activités ne s’interpénètrent, et c’est toujours au final d’une grande simplicité. Semble-t-il. Ce qui est peut-être un leurre car rien n’est sans doute plus difficile que ce type de réalisation.

Soit, planté au cœur du plateau, au milieu de nulle part, mais devant tout de même comme il sera dit par l’un des protagonistes (Samy) un vaste champ où se trouve désormais le public, une vieille maison brinquebalante donc et dont justement une jeune femme (Tamara Badeddrine) qui en sort en début de spectacle va réajuster quelques planches qu’une explosion a mises à mal. Puis arrivée de Samy (Aurélien Zouki) surgi de la bouche d’ombre de la maison ; une sorte de gouffre puisqu’il paraît que la maison abrite de longs couloirs sombres et une multitude de personnes, mais après tout rien n’est moins sûr !… Samy donc accoutré jusqu’à la boursoufflure de nippes et qui va dès l’abord s’adresser au public : c’est une habitude chez Cervantès que d’interroger ce drôle de phénomène qu’est la présence de spectateurs, de poser les termes de l’acte théâtral et de l’écoute, ici du silence, alors que les paroles de Samy sont entrecoupées de bruits d’explosions. Tout cela, en douceur, une étrange et finalement inquiétante douceur que la présence du deuxième comparse, Younès (Eric Deniaud) est apparu… avant que Samy qui a entamé la déclamation d’un poème, Quand on n’a que l’amour, ne s’écroule dans le sommeil, comme cela lui arrivera régulièrement. C’est tout. Le duo (de clowns), le gros et le petit, sorte de Laurel et Hardy de l’ère du terrible aujourd’hui est simplement étonnant, touchant et inquiétant tout à la fois. Sans nécessaire intrigue chargée de maintenir l’intérêt du public qui, pourtant, lui aussi, retient sa respiration dans l’attente de quelque chose qui ne viendra pas. Il y a seulement ce moment unique – le temps de la représentation – pour toucher du doigt l’essentiel de notre humaine et dérisoire condition humaine en plein temps d’apocalypse, une apocalypse que nous avons nous-mêmes provoquée.

Le travail théâtral du trio (tous trois du collectif Kharaba) porte incontestablement la marque de celle qui a assumé la direction d’acteurs, Catherine Germain. C’est dire sa très délicate et subtile manière de toucher du doigt sans en avoir l’air ce qui fait l’essence de notre présence au monde et que François Cervantès porte une fois de plus à notre connaissance.

Photo : © Christophe Péan