AVIGNON OFF : Politique de l'amour

Jean-Pierre Han

4 juillet 2025

in Critiques

Alexeï et Yulia, de et par Sabrina Kouroughli et Gaétan Vassart. Théâtre des Halles, du 5 au 26 juillet à 14 heures, sauf les mercredis 9, 6 et 23. Tél. : 04 32 76 24 51. Spectacle vu au Carreau du Temple à Paris, le 13 juin 2025.

Choix3- Alexeï et Yulia (c) Eric Priano16 ok

« Alexeï et Yulia », le titre situe d’emblée le registre dans lequel va se dérouler le spectacle, celui de l’intime et de la familiarité. Celui aussi de l’indéfectible complicité entre les deux protagonistes alors que l’on sait pertinemment aussi que ces prénoms sont ceux de Navalny et de sa femme. Dès lors le regard que l’on portera sur le spectacle ne pourra faire l’économie du réel, et d’un réel tragique qui plus est, puisque l’on connaît l’issue de la destinée de l’opposant, l’« ennemi », de Poutine. Les signataires et protagonistes du spectacle, Gaëtan Vassart et Sabrina Kouroughli le proclament d’ailleurs : c’est la lecture du journal de prison d’Alexeï Navalny qui a déclenché l’idée de réaliser un spectacle le concernant. Celui-ci aurait sans doute été nourri de la transcriptions de ses écrits hormis celui concernant un échange réellement tenu avec Yulia la veille de son retour en Russie qu’il dit avoir perdu et ne pas pouvoir reconstituer malgré ses efforts (un acte manqué ?). C’est ce texte manquant que Gaëtan Vassart et Sabrina Kouroughli ont voulu « remplacer » en l’inventant totalement et en laissant de côté finalement – par la force pécuniaire des choses – le journal de prison d’Alexeï.

D’emblée, sans aucun préambule, le combat verbal, corps tendu à l’extrême, est entamé par Yulia-Sabrina Kouroughli. Joute verbale ou déjà réquisitoire ? Il s’agit pour Yulia de convaincre son mari de ne pas retourner en Russie après notamment les derniers événements qui ont déjà mis en danger la vie de son mari. Âpreté de ce qui s’apparente à un réquisitoire, car elle cherche les raisons profondes qui, poussent Alexeï à effectuer ce retour… Que se cache-t-il dernière l’obsession son mari, quelle nécessité politique, et qu’en est-il de leur authentique amour ? Le réquisitoire est long, forcément et volontairement long, un véritable monologue adressé à l’époux, sombre masse corporelle immobile. À ce moment à qui s’adresse véritablement Yulia ? Alexeï est déjà « parti ». Sa réponse et justification pour aussi convaincante qu’elle puisse être est déjà marquée du sceau de la réalité, de ce qui s’est déjà advenu.

Il interviendra à son tour, longuement, pour donner ses arguments… Le combat verbal est constitué de blocs admirablement assumés par les deux comédiens. Mais rien d’étonnant si ce vrai-faux combat se donne dans l’espace restreint et quasiment clos d’un carré seulement ouvert sur les spectateurs, les trois autres côtés de murs de prison interdisant toute fuite. C’est une sorte de ring dans lequel vont s’affronter les deux protagonistes, acteurs du combat et du drame sur le sol rouge, couleur sang, alors que les côtés sont bordés de bancs de bois sur lesquels on trouvera deux objets en forme de signes parlants, une guitare pour évoquer le poète-chanteur dissident Vladimir Vyssotski, et plus loin une couverture en rappel du lieu où devrait se dérouler (et s’est déroulée) la future incarcération d’Alexeï, tout comme elle peut rappeler un espace (familial ?) protecteur…

Ce que Sabrina Kouroughli et Gaetan Vassart mettent en place et interprètent dans ce spectacle (avec l’aide de la dramaturge Marion Stoufflet) est fascinant car ils parviennent à le situer sur différents plans, questionnant de manière aiguë les relations entre le réel et la fiction, l’intime et le politique au cœur du jeu théâtral.

Photo : © Éric Priano