Une "Histoire du soldat" régénérée
Histoire du soldat. Musique : Igor Stravinsky. Texte : Charles Ferdinand Ramuz. Direction musicale : Alizé Léhon. Mise en scène Karelle Prugnaud. Théâtre du Châtelet, jusqu’au 29 juin à 20 heures, samedi et dimanche à 15 heures. Tél. : 01 40 28 28 40.
Étonnante Karelle Prugnaud : metteure en scène (et circassienne, une mention que tout le monde rappellera au moment où elle présente sa dernière création dans le très sérieux Théâtre du Châtelet peu coutumier de ce genre de registre), elle possède un art très particulier de lire les textes – chefs-d’œuvre compris – et de les restituer sur le plateau dans des formes particulières et surprenantes qui s’avèrent toujours d’une rare justesse. Dans une manière non pas savante ou intellectuelle, mais instinctive, qui va au fond des choses, les retourne comme un gant pour en extraire la « substantifique moelle » comme aurait dit Rabelais. Ainsi fait-elle avec l’admirable texte de Charles Ferdinand Ramuz Histoire du soldat écrit durant la Première Guerre mondiale avant d’être créé en 1918 un mois et demi avant la fin du conflit. Ainsi avait-elle fait récemment avec Moins que rien d’Eugène Durif, une adaptation singulière du Woyzeck de Büchner. Une œuvre qui, d’une certaine manière rappelle celle de Ramuz, ne serait-ce que parce que la soldatesque reste la même, habillée des mêmes treillis militaires et en butte sous des formes et des événements différents. Et si le diable ne s’en mêle pas encore dans Woyzeck on peut dire qu’il loge en chacun des personnages… Place au diable donc dans Histoire du soldat (lequel quelque part est déjà mort) et au dialogue, bien sûr, musique composée par Igor Stravinsky dans un entrelacs serré et dont on chercherait en vain les tenants et les aboutissants hors du texte. C’est parfaitement audible, ça va de soi, mais aussi visible sur le plateau du Châtelet où la petite formation de 7 musiciens dirigés par Alizé Lebon est totalement intégrée, jusque dans les couleurs de leurs costumes, à l’architecture scénographique que signe une fois de plus (sur un spectacle Karelle Prugnaud) Pierre-André Weitz.
Nul ne saura faire le reproche à la metteure en scène de suivre à la lettre les recommandations de l’auteur, lui-même. Histoire du soldat est bien « une histoire lue, jouée, mimée et dansée » ; il s’agit pour Ramuz de reprendre « la tradition des théâtres sur tréteaux, des théâtres ambulants, des théâtres de foire ». La direction du Théâtre du Châtelet, de son côté, enfonce le clou en titrant son programme « Théâtre musical et cirque au Châtelet ! » Avant de nous offrir une image de Karelle Prugnaud jonglant avec trois petits violons, ce fameux instrument de musique autour duquel se noue la partition du diable avec le soldat…
Karelle Prugnaud est dans son élément (quasiment virtuose parfois) qu’elle maîtrise avec une parfaite rigueur : c’est éblouissant et, encore une fois, d’une rare justesse. Elle réinscrit avec ses interprètes la pièce de Ramuz dans son contexte tout en lui conférant une valeur universelle (on songe bien évidemment à la guerre en Ukraine que les structures métalliques de Pierre-André Weitz rappellent opportunément). C’est aussi le sens de l’extraordinaire séquence d’ouverture du spectacle avec une armée de squelettes ou de morts-vivants s’avançant vers nous alors qu’une rangée de cailloux, comme autant de petites pierres tombales, marque une sorte de frontière avec les spectateurs. Et alors qu’émerge déjà au milieu de l’obscurité du chaos la figure longiligne du diable. (Ce sont ces morts-vivants qui seront plus tard tout au long du spectacle les servants de scène…) ; c’est bien vu et la construction du piège dans lequel va bien sûr tomber le soldat s’élabore au fil des séquences devant nos yeux. Avec le diable, la mort rôde partout, même là où on ne l’attend pas. C’est son odeur qui imprègne l’ensemble de la représentation qui pourtant, paradoxalement, est en bien des points et notamment avec les numéros des circassiens presque lumineuse car gérés, inclus dans le déroulement des événements, de belle manière. Et puis bien sûr avec la marche du soldat d’où la vie se retire (admirable Xavier Guelfi) pour ainsi dire « piloté » avec force et doigté par le lecteur, Vladislav Galard, liseur, paraît inéluctable. Il y a enfin, maître, sur scène et à la ville, des circassiens (ces derniers sont tous membres de sa compagnie de cirque), le Diable en personne, Nikolaus Holz, longiligne silhouette se découpant sur les pans de lumière : c’est une nouvelle vie qu’en fait Karelle Prugnaud insuffle à l’Histoire du soldat…
Photo : ©. Thomas Amouroux
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