Brecht, vraiment ?

Jean-Pierre Han

15 juin 2025

in Critiques

Mère Courage de Bertolt Brecht. Mise en scène de Lisaboa Houbrechts. Présenté du 12 au 15 juin 2025 dans le cadre des Chantiers d’Europe au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

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On se réjouissait du retour à Brecht sur nos scènes cette saison après quelques années de purgatoire, on avait notamment eu droit à quelques-unes des vingt-quatre séquences de Grand peur et misère du IIIe Reich par Chloé Dabert, pas franchement convaincantes, et peu « brechtiennes » comme auraient dit les très rigoureux spécialistes de l’auteur allemand ; on avait, à vrai dire, surtout eu le remarquable travail de Bernard Sobel sur l’Exception et la règle… Avec la présentation de Mère Courage par la belge Lisaboa Houbrechts, dans le cadre des Chantiers d’Europe, il nous faudra malheureusement encore en rabattre. Déjà l’amputation du titre original en dit long sur les intentions de la metteure en scène. Les enfants de Mère Courage ont donc disparus du titre ; on ne les verra pas non plus véritablement sur scène, tant leurs interprètes font acte sous la direction de leur metteure en scène de discrétion pour le dire poliment. Au moins les choses sont claires. À poursuivre le raisonnement on peut d’ailleurs se demander si Lisaboa Houbrechts s’est vraiment intéressée à la pièce de Brecht qui dans son spectacle n’est qu’un prétexte pour mettre en place et en valeur son propre univers. Ce qu’elle montre de Mère Courage, ce n’est que l’ombre de la pièce de Brecht ; ce sont des fantômes qu’elle nous présente, le négatif photographique des personnages et de l’œuvre. De ce point de vue, et seulement de ce point de vue, c’est fort réussi. De la pièce de Brecht écrite entre 1938-39 (quelque temps après Grand peur et misère du IIIe Reich) et créée en 1941, il ne reste en effet pas grand-chose, sinon, pour situer vaguement la trame, le sous-titre de l’auteur, « Chronique de la guerre de trente ans en douze tableaux ». En revanche c’est bien l’univers esthétique de la jeune artiste (elle n’a que 33 ans) déjà dotée d’une belle réputation, que l’on retrouve, dans un travail qui allie tous les secteurs dans lesquels elle aime à porter son attention : scénographique, musical (à l’origine la partition de Paul Dessau accompagnée de chansons est importante, elle demeure ici mais considérablement retravaillée), etc. Pour le reste Lisaboa Houbrechts ne s’embarrasse guère : elle avoue franchement avoir « revisité » la pièce. La mention du titre Mère Courage et ses enfants amputée, je l’ai dit, de sa deuxième partie de phrase, et surtout, d’après ses dires lors d’un entretien avec Manuel Piolat Soleymat le fait quelle ait « pour cette nouvelle création un petit peu changé l’interprétation du rôle de Mère Courage. Il s’agit, ici, d’une femme qui ne peut pas avoir d’enfant. Les enfants qui sont avec elle ne sont pas les siens. Ce sont des enfants qu’elle a rencontrés sur la route et qui travaillent pour elle. Ils sont, finalement, presque un peu comme des esclaves », est d’une réelle importance. Que n’a-t-elle écrit une œuvre à partir de celle de Brecht, puisqu’elle est aussi autrice !… Voilà, en tout cas pour le point de départ de cette « nouvelle création » dont – sans doute est-ce le clou du spectacle – la transformation de la célèbre carriole de la mère Courage en une gigantesque et très belle boule que les interprètes s’évertuent à manipuler et à bouger sur le parterre entièrement recouvert d’eau dans laquelle ils pataugent tous… L’image est magnifique éclairée de manière adéquate, c’est-à-dire d’une lumière de basse intensité. Toutes les interprétations sont autorisées concernant cette boule-terre que met en valeur la plasticienne au détriment de la direction d’acteurs. Le résultat c’est que l’ensemble entièrement et uniment axée sur Laetitia Bosch, Mère Courage, qui a remplacé la créatrice du rôle, Lubna Azaba, manque de cohérence et de rythme. Le fait que la distribution soit internationale (française, néerlandaise, hébraïque, kurde) n’aidant pas, malgré la bonne volonté de tous, et le passionnant croisement des langues, à la cohésion et au rythme de l’ensemble.

Au bout du compte, Brecht est le grand absent au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhard, le retrouvera-t-on la saison prochaine dans le même lieu avec la mise en scène du Cercle de craie caucasien par Emmanuel Demarcy-Mota ? On le souhaite vivement.

Photo : © Kurt van der Elst