Faire théâtre

Jean-Pierre Han

3 juin 2025

in Critiques

La Guerre n’a pas un visage femme d’après le livre de Svetlana Alexievitch. Mise en scène de Julie Deliquet. Création au Printemps des comédiens de Montpellier, le 30 mai 2025. Reprise dès la rentrée à partir du 24 septembre, au Théâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis, puis grande tournée nationale.

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De Didier-Georges Gabily avec les Cercueils de zinc créé en 1992 à Marion Bierry avec déjà La Guerre n’a pas un visage femme en 2022, ils sont nombreux, en France, à s’être emparés des textes de la biélorusse Svetlana Alexievitch. Sans aucun doute pour leur forte charge dramatique – ce sont essentiellement des entretiens, des témoignages de femmes soviétiques sur la guerre à laquelle elles ont activement participé –, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient paradoxalement et pour autant éminemment théâtraux. Mais ceci est un autre problème dont le spectacle de Julie Deliquet fait largement état, de manière totalement consciente ou pas. Car il s’agit bien de cela dans le spectacle que la metteure en scène – de retour à Montpellier où elle a fait ses classes en matière de théâtre –, vient de créer au Printemps des comédiens.

Écrit en 1983, le livre de Svetlana Alexievitch (son premier paru, sous divers états et formes), dans ses différentes versions, a largement eu le temps de se faire connaître, et c’est peu de le dire puisque dans la seule URSS, et malgré censures et autres « problèmes » éditoriaux, l’ouvrage toucha dans un premier temps plus deux millions de lecteurs, avant même que Mikhaïl Gorbatchev n’en fasse l’éloge ce qui eut pour effet de multiplier le lectorat Le phénomène dépassant donc largement la simple sphère « littéraire » pour atteindre celle de toutes les couches de la société. Ce phénomène se démultipliera bien au-delà des frontières soviétiques avant même l’attribution du Prix Nobel à l’autrice en 2015… Il est vrai que Svetlana Alexievitch n’a jamais dérogé à sa ligne de conduite dans aucun de ses ouvrages, dans ce qui apparaît comme ressortissant de l’ordre d’un combat quotidien. Elle vit aujourd’hui, ça va de soi, en exil en Allemagne.

Entendant réaliser un authentique spectacle de théâtre et non pas un simple documentaire Julie Deliquet dont on rappellera la dernière création dans les mêmes très larges eaux à partir du réel, Welfare, d’après le film de Frederick Wiseman, n’ignorait certes pas à quoi elle serait confrontée en travaillant et en théâtralisant La guerre n’a pas un visage de femme. À la question que lui posait récemment le journaliste Peter Avondo, « Que faites-vous de cette frontière souvent mince entre le documentaire et la fiction ? » Julie Deliquet répondit très clairement : « Frederick Wiseman et Svetlana Alexievitch ont à peu près la même [attitude]. Ils croient vraiment à l’art – lui au cinéma, elle à la littérature –, donc à la question de la transformation. Ils ne sont jamais dans la question de la vérité. » Et Deliquet de poursuivre : « la transformation est toujours un acte fictionnel, même si c’est un matériau documentaire. Wiseman dit que Welfare, c’est de la fiction. Svetlana Alexievitch aussi, puisqu’elle a fusionné des choses. »
C’est bien la question de ce que Julie Deliquet appelle « la tranformation » et qui n’est jamais que la mise en théâtre qui est cœur de la présente représentation. « Transformation » du texte de Svetlana Alexievitch en paroles théâtrales, et donc déjà césures, coupures et redistribution desdites paroles ; elle sont trois à avoir opéré (sur) le texte original : Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos. Et Deliquet de préciser dans le même entretien : « Moi, j’agis par-dessus ça [la fiction] seulement pour aller plus loin. Cette fois-ci, j’ai quand même eu besoin d’une dimension documentaire dans notre travail, d’où le direct chaque soir. » Et c’est là, en ce point, où surgissent quelques problèmes.

Une jeune femme surgie de la salle est censée représenter (on est bien dès lors dans l’ordre d’une représentation) l’enquêtrice, celle qui pose des questions aux neuf femmes assises sur des chaises face au public. Celle à qui toutes ces femmes alignées doivent se confier. Nous voilà dans l’ordre du jeu. Et là s’installe une sorte de malaise. Cette mise en route, en théâtre, avec cette meneuse de jeu-enquêtrice ne fonctionne pas très bien et semble artificielle, et ce n’est pas seulement une question d’interprétation, elle se poursuivra néanmoins durant tout le spectacle. Une fois lancée l’enquête se développe, Julie Deliquet s’évertuant à travailler sur la distribution de la parole afin de faire théâtre et ne pas aligner les témoignages les uns après les autres. Le travail à ce niveau se révèle délicat, se déroule plutôt bien avant de se développer dans la seconde partie du spectacle avec les déplacements des intervenantes dans le décor ultra réaliste, des sortes d’errements dans les méandres de la mémoire avec ses souffrances passées et actuelles, au cœur du fouillis d’un appartement communautaire, conçu par Julie Deliquet et Zoé Pautet.
La question du registre dans lequel évolue le spectacle reste entière. Question secondaire dira-t-on au regard du contenu. Voire…

Mais quelles que soient les interrogations que l’on est en droit de se poser concernant la réalisation théâtrale de l’ensemble, il faut saluer le travail des dix comédiennes qui assument le difficile exercice d’équilibriste de leurs partitions : Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès.


Photo : © Christophe Raynaud de Lage