Exercices d’émancipation

Jean-Pierre Han

20 mai 2025

in Critiques

White Spirit de Marine Bachelot Nguyen, Émilie Monnet, Penda Diouf, Essia Jaïbi, Karima El Kharraze, Penda Diouf et Marina Keltchewsky. Vu à Théâtres Ouvert le 15 mai 2025. Lectures-Performances en tournée, reprise pour la saison 2025-2026 à Paris, Châtillon, Dunkerque, Saint-Jacques-de-Lalande/Rennes, Nantes…

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Dramaturge, autrice, metteure en scène co-fondatrice du collectif Lumière d’août où elle est toujours et plus que jamais partie prenante après plus de vingt années de fonctionnement, Marine Bachelot Nguyen trace une trajectoire artistique d’une exceptionnelle cohérence. Il n’est qu’à voir sa dernière proposition, White spirit qui reprend et prolonge ce qu’elle nous avait déjà offert dans Sœurs. Pour cette lecture-spectacle elle avait passé commande à trois autrices (dont elle-même) pour parler de leurs histoires personnelles autour de leurs ancêtres et ascendant.es. Forte de l’efficacité de la réalisation de cette proposition, elle récidive cette fois-ci en reprenant le même schéma de commande mais en augmentant le nombre des intervenantes (elles sont désormais six) en infléchissant le curseur de la commande axé cette fois-ci sur la blanchité et donc les questions de racisme, de colonisation, et ce qui en découle comme l’oppression et l’aliénation. Six femmes écrivant dans la langue nationale française pour ce que la metteure en scène continue à appeler une lecture-spectacle, une expression que l’on pourrait interroger, car s’il est bien question de lecture il y a bien spectacle, et peu importe après tout que toutes lisent ou savent leur partition par cœur comme toutes bonnes comédiennes traditionnelles. Ce faisant Marine Bachelot Nguyen met l’accent sur le témoignage (ou la fiction, peu importe, proposée par toutes ces femmes) avant d’un éventuel travail de mise en scène qui existe pourtant bel et bien, mais autrement. À ce niveau la maîtrise de la metteure en scène, l’agencement des déplacements des autrices sont parfaitement réglés. On aura cependant compris que primeur est volontairement donnée aux différents discours des unes et des autres.

C’est en effet la ligne politique de l’ensemble qui importe, cette ligne que Marine Bachelot Nguyen a toujours, pratiquement dès ses débuts au théâtre, tenu à assumer. On rappellera pour la petite histoire que l’une de ses premières actions théâtrales avec Lumière d’Août avait réuni sept textes écrits par les membres du collectif pour composer les Courtes pièces politiques… De politique, au sens noble du terme, il a toujours été question dans toute son œuvre constituée comme un faisceau d’étoiles sur le sujet.

C’est elle d’ailleurs qui ouvre le bal avec un remarquable et très percutant (percussion teintée d’une certaine ironie) White spirit, très beau titre qui donne la tonalité – sans jeu de mots – de l’ensemble. White spirit, une expression que l’on retrouvera au fil des interventions des unes et des autres. Face au public, derrière son lutrin, son texte articule, comme elle le dit, « politique et poétique ». Il retourne comme un gant la notion même de blanchité, elle, née d’un père français et d’une mère vietnamienne qu’elle semble avoir « redécouverte » dans se racines mêmes sur le tard, comme lors d’un brusque éveil de la conscience. À ce stade, Marine Bachelot Nguyen (dernier nom vietnamien volontairement rajouté pour bien marquer son origine vietnamienne telle que l’état civil français avait volontiers occulté), installe d’emblée la règle du jeu et passe le relais à ses camarades de plateau dont les interventions pour être tout aussi « parlantes » et fortes n’en sont pas moins extrêmement diverses. Elles sont portées par la tunisienne Essia Jaïbi, Nina Mélo au nom de Penda Diouf absente parce qu’appelée sur d’autres fronts, Marina Keltchewsky qui élargit le spectre des ravages de la blanchité aux « gens de l’Est », la franco-marocaine Karima El Kharraze évoquant avec une belle ironie ses « amis blancs » bien-pensants, et Émile Monnet, une artiste d’origine anishnaabée et française, pour aller de l’autre côté de l’Océan…

Il existe entre toutes ces artistes une réelle complicité de combat, elles se connaissent bien, ont souvent travaillé ensemble, Penda Diouf et Karima El Kharraze étaient de l’aventure de Sœurs, Marina Keltchewsky a participé à plusieurs spectacles de Marine Bachelot Nguyen… ; ce ne sont donc pas des monologues qui sont donnés sur scène, mais des récits choraux où le groupe en son entier est présent et intervient parfois. L’efficacité de l’ensemble n’en est que plus probante et… nécessaire.

Photo : © Hélène Harder