L’air irrespirable du bush australien

Jean-Pierre Han

10 mai 2025

in Critiques

Wonnangatta d’Angus Cerini traduit par Dominique Hollier. Mise en scène de Jacques Vincey. Les Plateaux sauvages du 12 au 24 mai à 19 heures, samedi à 16 h 30. Tél. : 01 83 75 55 70.

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Auteur mais aussi performer et directeur d’une compagnie théâtrale, le Doubletap, l’australien Angus Cerini, qui a travaillé la danse dans son enfance et son adolescence, connaît donc le théâtre et ses planches sous toutes leurs formes. C’est sans doute cette connaissance qui frappe d’emblée à la lecture et à la vision de sa dernière pièce écrite en 2020 et mise en scène depuis avec succès dans son pays. Les répliques – leur écriture, leur agencement – des deux protagonistes de Wonnangatta sont brèves, sans gras, coupées au couteau ; elles disent tout, l’essentiel uniquement. Le prodige c’est qu’Angus Cerini parvient à tout expliquer dans ses dialogues sans avoir recours à la moindre explication, à la moindre didascalie ; les dialogues assument tout, comportent tout, dans une langue ramenée à sa plus simple et percutante expression.

Ils sont donc deux dans l’immensité abstraite de l’espace à tenter de savoir ce qu’est devenu le troisième larron, un ami, vivant seul dans sa ferme, « à deux grosses journées à cheval » de toute esquisse de civilisation. Mais le fameux Jim Barclay est parti en laissant sur sa porte, griffonné à la craie, « Serai là ce soir ». Sauf, comme le précise Harry qui lui apporte son courrier tous les mois : « Un mois et deux jours de passés et on en est là. »… La mécanique est enclenchée, elle l’est, à vrai dire, dès la première parole énoncée. Plus loin, « Rigall : Rien d’autre qu’a l’air bizarre ? Harry : Tout a l’air bien, sauf qu’y pas de Jim. Rigall : Alors c’est qu’y a quelque chose. Harry : Y a quelque chose. » On est pris dans les rets des mots, sans échappatoire possible. Le jeu à deux va se poursuivre – Vladimir et Estragon du bush australien ? – pour les mener, de fausse piste en vraie découverte macabre, ou l’inverse, d’assassinat en assassinat. Ce n’est là que la reprise d’un fait divers célèbre perpétué en Australie au début du XXe siècle, en 1917. Un crime qui défraya la chronique avec d’autant plus de force qu’il ne sera jamais élucidé.

Réduire cette énigme policière à son anecdote serait tout simplement passer à côté de la réalité de l’œuvre d’Angus Cerini. J’ai dit la force des mots, des paroles, elles ne seraient rien ou en tout cas resteraient purement anecdotique, si elles s’en tenaient à cette simple trame. C’est bien ce qu’a saisi Jacques Vincey qui, à travers la forte présence physique de ses deux protagonistes, Harry et Rigall, autrement dit Vincent Winterhalter et Serge Hazanavicius, ne jouait pas une autre passionnante partition. Le dialogue ou jeu de ping-pong menant vers un seul point se transforme en une autre démarche, poétique sans doute, métaphysique certainement, mentale aussi sûrement, aux lisières de la folie qui est celle de notre condition humaine. C’est ce que donne à penser cette plongée abstraite dans l’espace scénographique conçu par le metteur en scène et Caty Olive. Un espace quasiment vide seulement habité par des éléments géométriques, éclairé de la même manière géométrique par des néons projetant des rais de lumière blanche : nous sommes à mille lieux d’une représentation réaliste qui aurait figuré la nature hostile du bush australien : nous sommes ici dans le no man’s land de la vie dont le simple nom donné par l’auteur, Wonnangatta, nous dépayse dès l’abord. C’est dans cet univers particulier que Vincent Winterhalter et Serge Hazavinicius – un couple aux physiques antinomiques – se battent et se débattent avec une belle énergie, déplacés avec minutie par leur metteur en scène comme sur un plateau de jeu d’échecs. C’est simplement saisissant.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage