En route… vers une autre monde
La Cerisaie d’Anton Tchekhov. Mise en scène de Serge Noyelle. Créé au Théâtre des Calanques à Marseille, le 20 mars 2025.
S’il est bien entendu que La Cerisaie est une pièce chorale qui met en scène des individus – ils sont ici pas moins de douze, tout un monde – saisis au cœur d’une propriété en voie de démantèlement, prémisse d’une transformation avant disparition prochaine, il n’en reste pas moins que cette œuvre de Tchekhov est déjà l’expression et la représentation d’un no man’s land avant l’heure. Y apparaissent les éléments de l’expression d’un vide social, politique aussi bien que métaphysique qui s’annonce et dans lequel le monde d’aujourd’hui baigne encore. La question étant de savoir comment représenter ce vide, lui donner – pardon pour ce vilain jeu de mot – vie. À cette question Serge Noyelle et Marion Coutris apportent donc une brillante – c’est là un beau paradoxe – réponse. En commençant par signer à deux la scénographie, en se partageant ensuite les responsabilités de la mise en scène puis de la dramaturgie, puis, pour la dernière nommée, la charge de l’interprétation du rôle principal – celui de Lioubov, une femme versatile, hors de toute réalité et qui revient de France où elle s’était réfugiée pendant cinq ans après la mort accidentelle de son fils âgé de 7 ans.
En charge, comme toujours, de la scénographie du spectacle, Serge Noyelle qui n’a jamais oublié son passé de plasticien installe d’emblée l’espace de la représentation en utilisant toute la dimension de la scène à l’ouverture très large. C’est d’une extrême justesse visuelle et esthétique, et surtout le mélange ou la superposition entre l’espace intérieur (celui de la demeure) et l’espace extérieur – on peut ainsi aisément passer de l’un à l’autre sans crier gare –, s’avère parlant. De larges tentures blanches piochées dans d’anciens spectacles de la compagnie (on pourrait si on insistait y voir comme un symbole) recouvrent le sol et les éléments du décor, des meubles, de la maison (chaises, fauteuils, canapé…), la majorité des costumes signés Éliot Lust, celui de Marion Coutris-Lioubov en tête, est de la même teinte et se fond dans l’espace en contraste absolu avec ceux d’autres personnages. Monde de fantômes ou de personnages en voie de disparition, jusqu’à ne plus se détacher de l’ensemble du décor ? On est ainsi, également, comme dans un entre-deux temporel ; peut-être est-ce au bout du compte le temps du théâtre… les acteurs s’y glissent et y glissent avec une belle homogénéité dans un esprit qui demeure celui d’une authentique troupe. À la suite de Marion Coutris dont je répète à l’envi la qualité de jeu, ses partenaires qu’il convient de tous citer, Suzanne Ballier, Jean Boissery, Lucas Bonetti, Pascal Delalée, Nino Djerbir, Aurélie Imbert, Clara Koskas, Thibaut Kuttler, Camille Noyelle, Guilhem Saly et Antonin Toto, impulsent et suivent tout à la fois le mouvement, sortes d’électrons se déplaçant dans tous les sens et qui, ultime paradoxe, rendent un bel hommage à la langue du dramaturge traduite ici sans fioriture par André Markowicz et Françoise Morvan.
Photo : © Gilles Layet
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