Incisives zébrures

Jean-Pierre Han

28 mars 2025

in Critiques

Les Zébrures du printemps. Festival des écritures présenté du 17 au 29 mars à Limoges. Lectures du 21 mars au 23 mars au CCM Jean-Gagnant.

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C’est sans doute l’un des casse-tête auquel sont confrontés tous les organisateurs de manifestations périodiques et de festivals : comment poursuivre leurs lignes politiques tout en renouvelant leurs formes ? À cette question qui ressemble à une quadrature du cercle, il semble bien que les responsables des « Zébrures du printemps », Hassane Kassi Kouyaté, le directeur des Francophonies qui rassemble toutes les Zébrures, et Corinne Loisel, responsable de la Maison des auteurs, des activités littéraires et de la programmation du Festival du printemps, auront, cette année – conjonction des astres favorables – répondu de brillante manière, au point que certains des spectateurs, souvent des habitués de longue date, n’ont pas hésité à affirmer que cette édition 2025 était sans doute l’une, sinon la meilleure à laquelle ils avaient été conviés d’assister, ce qui est bien l’expression adéquate puisque toutes les manifestations étaient, comme toujours, entièrement gratuites…

Cette réussite mérite quelques explications tout en suscitant quelques interrogations. Bien sûr – c’est une évidence en forme de lapalissade – le premier critère est celui de la qualité des textes présentés, et partant de leurs représentations. Avec comme point d’orgue La lettre aux absents du Rwandais Dorcy Rugamba, formidable mais terrible écrit récemment paru chez JC Lattès, et dont la lecture a déjà été donnée au dernier Festival d’automne en décembre dernier. Dorcy Rugamba s’adresse à une grande partie de sa famille massacrée, premier acte du génocide des Tutsi. Jacques Delcuvellerie, le responsable du Groupov, avait déjà fait appel à lui pour l’écriture (à plusieurs) de son extraordinaire Rawnda 94 créé il y a tout juste un quart de siècle. On y revient donc ici d’une manière toute personnelle, et ce qui frappe dès l’entrée en scène de Dorcy Rugamba accompagné du musicien Majnun, c’est leur attitude qu’il garderont durant toute leurs interventions : une grave et fière rectitude d’hommes debout face à l’innommable. L’entame du texte donne le ton : « Ma famille a disparu en un seul jour, ça n’a duré que trois quarts d’heure, c’était le 7 avril 1994 à dix heures du matin. La météo n’ annonçait aucun cyclone, les coucous chantaient, les volcans se taisaient, le Nil dormait tranquillement dans son lit. » Commence alors l’incroyable odyssée où passé et insupportable présent (Dorcy Rugamba revient régulièrement dans les lieux désormais désertés, « en ruines ?).

Les 300 spectateurs qui remplissaient la salle du CSM Jean-Gagnant auront été saisis dès l’abord. Le spectacle, car il s’agit d’un authentique spectacle plus que d’une simple lecture, ne sera malheureusement pas repris aux Zébrures d’automne, comme c’est le cas d’un certain nombre d’autres manifestations présentées sous l’appellation « Vers la scène 2025 ou 2026 ». C’est là une tradition de ces Zébrures, le très réjouissant Garçon chasseur du québécois Pascal Brullemans pris en charge par Fabrice Henry, texte et spectacle destinés au jeune public, aura bénéficié (en prévision de l’édition de l’automne 2026) de ce dispositif qui aura ravi grands et petits, apportant une bouffée d’air frais dans une programmation qui n’aura guère pu éviter – et comment aurait-elle pu l’éviter, son propos étant justement d’être connecté au plus près à l’état du monde – la gravité, la lourdeur et la noirceur des sujets traités.

Le décevant .Rekord de l’irakienne Sumaya Al-Attia bénéficiait également de cette appellation « Vers la scène 2025 », mais il est vrai que c’est le CDN du théâtre de l’Union de Limoges qui co-produit le futur spectacle… mais sans doute sa transformation en spectacle lui sera-t-elle bénéfique : c’est la loi du genre et ce n’était là qu’une première ébauche.

Les autres propositions ont elles aussi attiré un public nombreux ; le fait que toute la programmation des lectures ait été concentrée pendant un grand week end en un seul lieu, le CSM Jean-Gagnant, aura sans doute beaucoup contribué à ce succès. C’est la notion de festival, (celui des Zébrures) qui est ainsi révisée, et le choix entre la concentration en un seul lieu et une programmation en éclats, touchant différents espaces se pose avec acuité, sachant par ailleurs toutes les innombrables difficultés que rencontrent ces Francophonies qui ne font que régulièrement s’accumuler au fil des ans, ce qui est d’autant plus rageant étant donnée la qualité de ce qui nous est proposé, comme en témoignent d’autres « lectures » présentées durant ce week end.

On ne dira jamais assez la beauté de la lecture-spectacles de la slovaque Olivia Csiky Trnka avec Une Vénus de 5743 ans mettant en scène une vieille femme décidée à partir dignement en absorbant du pentobarbital de sodium. Quand on aura dit que ce personnage est interprété (lu ?) par Laurence Mayor on aura compris à quel degré d’exigence la belle et sensible écriture de l’autrice aura été portée. Belle qualité aussi du travail de Paul Francesconi sur le texte de la haïtienne Phannuella Tommy Lincifort, prix SACD de la dramaturgie francophone (On ne part pas en guerre avec une vie qui danse) : c’est encore une particularité des Zébrures que de donner la parole aux lauréats des différents prix qui concernent la francophonie…

On remarquera pour finir que la diversité des participants à la « Défense et illustration de la langue française », comme aurait dit Du Bellay, ne cesse de croître : on ne peut que s’en réjouir et tenter de poursuivre le combat, peut-être du côté de l’Asie une prochaine fois…

Photo : Majnun et Dorcy Rugamba dans Hewa Rwanda, lettre aux absents. © Christophe Péan