La poésie de la mort

Jean-Pierre Han

19 mars 2025

in Critiques

Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco. Mise en scène de Jean Lambert-wild, avec la collaboration de Catherine Lefeuvre. Spectacle donné et vu au CDN de Lorient le 7 mars 2025. Tournée à Compiègne, espace Legendre, le 25 mars, puis, à partir du 2 octobre au Théâtre de l’Épée de bois à Paris.

Coopérative 326 - Le Roi se Meurt - 12©TonyGuillou

C’est là sans doute le plus fort des paradoxes de ce spectacle créé et interprété par Jean Lambert-wild : faire de l’une des pièces majeures sinon la pièce majeure de Ionesco, Le Roi se meurt, un authentique acte poétique. On sait que c’est toute l’œuvre du dramaturge qui tourne, d’une manière ou d’une autre, autour de la thématique de la mort, mais cette fois-ci celle-ci est énoncée sans fard ni subterfuge, dès son titre, et elle est traitée comme telle. Comme si enfin le dramaturge osait l’affronter. Le roi – lui, l’auteur, Bérenger 1er, toujours et plus que jamais au centre même de l’univers et de toute pensée – se meurt donc, et c’est de son agonie dont il est question dans la pièce, ce qui, en soi déjà, a priori, ne semble guère mener vers une dérive poétique. Encore que… La suite de ce double paradoxe voulant que cette poésie devienne dans le travail scénique de Jean Lambert-wild et dans son interprétation réalisée sous les auspices de son personnage de clown, Gramblanc, qu’il promène d’un spectacle en spectacle, d’une totale évidence poétique. Clownerie dérisoire et cruelle que celle du premier d’entre les humains – le roi donc – essayant avec ses petits moyens bien dérisoires, d’échapper à la grande faucheuse ; jamais le personnage inventé par Lambert-wild se trimballant d’un espace à un autre, d’une pièce à une autre, aussi diverses que variées, de Samuel Beckett, à Shakespeare, en passant par Molière ou Jarry pour ne citer que quelques exemples, toujours vêtu du même costume, n’avait été aussi bien à sa place qu’il trouve ou retrouve chez Ionesco, lui-même propre clown sous diverses incarnations et différents masques dans ses propres œuvres. Le couple auteur-clown ou auteur-acteur est en parfaite osmose. Les autres personnages, Marguerite, la reine et première épouse (Odile Sankara), Marie, autre reine et deuxième épouse (Nina Fabiani) le médecin, mais aussi selon les besoins, bourreau et astrologue (Vincent Abalain), Juliette, à tour de rôle femme de ménage et de chambre mais aussi infirmière, cuisinière et jardinière (Aimée Lambert-wild), sans oublier le garde (Vincent Desprez), et, ouvrant le spectacle en déroulant du groin le tapis royal, l’ineffable fou du roi qu’interprète le petit cochon Pompon, une merveille en parfait introducteur de l’univers poétique dans lequel nous allons baigner tout au long du spectacle. Cet univers, c’est celui d’un petit cirque de province avec tous ses agrès et dont la décrépitude annonce quasiment la fin du parcours royal.

Finita la commedia, c’est beau à en crever de rire à force d’être dérisoire comme notre humaine condition. Entre tragique et bouffonnerie, le tragique chez Ionesco comportant toujours sa part de bouffonnerie… comment jouer de cette double appartenance ? Jean Lambert-wild avec l’aide précieuse de Catherine Lefeuvre, trouve la solution dans l’équilibre de tous les ressorts et thématiques de l’auteur et rend enfin justice à cette pièce en particulier souvent jugée trop bavarde, notamment lors de sa création en 1962, il y a plus de soixante ans. Le paradoxe (encore un) voulant que Jean Lambert-wild lui redonne… vie ici.

La fête (de la vie !) s’achève ; cela a des airs d’une certaine nostalgie, celle d’une vie d’autrefois qui s’éteint dans la beau dispositif scénique de Jean Lambert-wild avec Gaël Lefeuvre. Il y a là du Parade d’Éric Satie et des Forains d’Henri Sauguet… avec la révélation de la toute jeune Aimée Lambert-wild et de Nina Fabiani aux côtés des très aguerris Odile Sankara, Vincent Desprez ou encore Vincent Abalain tout deux venus d’autres univers que celui de l’art théâtral, ce qui donne à l’ensemble un souffle d’air salutaire, et donne à Ionesco toute son aura.

Photo : © Tony Guillou