Retour à Brecht

Jean-Pierre Han

26 février 2025

in Critiques

L’Exception et la règle de Bertolt Brecht. Mise en scène de Bernard Sobel. Théâtre de l’Épée de Bois, jusqu’au 2 mars à 19 heures les jeudi et samedi, le dimanche à 14 h 30.Tél. : 01 48 08 39 74.

La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin. Mise en scène de Bernard Sobel. Jusqu’au 2 mars à 21 heures du jeudi au samedi. À 16 h 30 le dimanche. Tél. : 01 48 08 39 74.

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Assisterait-on à un retour vers le théâtre de Brecht ? Après la récente tentative de Julie Duclos, metteure en scène de la génération des quadragénaires sur Grand peur et misère du IIIe Reich, voici donc L’Exception et la règle repris par Bernard Sobel, ce qui est une réelle curiosité par les temps qui courent, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce cette dernière pièce, dans l’œuvre même de l’auteur allemand, fait partie du cycle particulier des pièces didactiques, une Lehrstücke, « destinée en priorité aux écoliers », ensuite parce que son metteur en scène est tout simplement Bernard Sobel, l’un des grands noms de notre histoire du théâtre, aujourd’hui, âgé de 89 ans et dont c’est probablement l’une des dernières créations, et que se remettre à l’écoute de L’Exception et la règle est pour lui, l’ancien créateur du Théâtre de Gennevilliers devenu Centre dramatique national sous sa direction, un véritable retour aux sources. Cette pièce didactique fut la première qu’il mit en scène à Berlin dans l’antre du Berliner Ensemble, lors de ses études, avant d’y revenir une première fois dès 1966. De Brecht Sobel a mis en scène pas moins de dix pièces, collaborant à ses débuts au travail de Jean Vilar sur La Résistible ascension d’Arturo Ui au TNP par exemple…

Nul mieux que lui donc était en absolue capacité et légitimité de nous présenter cette Exception et la règle d’abord dans un travail inédit, et aussi, parce que dans le même temps il nous redonne pour la troisième année consécutive la superbe Mort d’Empédocle (Fragments) de Hölderlin, une épure portée par l’extraordinaire Matthieu Marie entouré de camarades de plateau qui sont plus que des partenaires, Julie Brochen, Marc Berman en alternance avec Claude Guyonnet, Valentine Catzeflis, Laurent Charpentier, Boris Gawlik, Gilles Masson et Asil Raïs, et toujours avec les comédiens de la Thélème Théâtre École qui constituent le Chœur… On pourra toujours s’interroger, comme le fait judicieusement Michèle Raoul Davis, une fidèle de Bernard Sobel, sur la signification – et peut-être la nécessité – d’un tel diptyque assumé ainsi comme tel.

À revenir à L’Exception et la règle, on retrouve avec une belle justesse le Chœur, celui que Brecht nomme « Les acteurs », interprété avec un bel ensemble par les élèves du Thélème Théâtre École que suit attentivement Bernard Sobel. Le travail de ce dernier répond de très pertinente manière à la question que se posait jadis, en 1973, au plus fort de ce que l’on peut appeler la « brechtmania » française, Jean Jourdheuil, non sans une sorte d’ironie qu’on lui connaît bien : « Brecht ? Par quel bout le prendre ? » La réponse nous l’avons donc ici d’admirable manière dans une mise en scène sans la moindre scorie, découpée au couteau autour de la fable qui met en jeu « un exploiteur et deux exploités », soit un marchand, avec un guide et un coolie, engagé dans une course de vitesse pour arriver le premier à Ourga afin de négocier l’achat d’une concession pétrolifère avant ses concurrents. C’est le chœur, Balthazar Corvez-Jubin, Léone Feret, Anna Gallo, Léo Michel, Ursula Ravelomanantsoa, Valentine Régnier, Samy Taibi, Alma Teschner, Lucie Weller, Félix Winterhalter, assis au centre de la scène, texte ouvert devant chacun d’entre eux, qui a en charge cette partie du spectacle. Le tableau final plus traditionnellement théâtralisé intervenant au moment du procès intenté par la femme du coolie tué par le marchand qui se croyait menacé par ce dernier. Parodie de procès pourrait-on préciser, bien évidemment, dans laquelle apparaît la distribution « traditionnelle », les acteurs confirmés, Julie Brochen, Marc Berman, Boris Gawlik, Matthieu Marie et Sylvain Martin, dans une économie de moyens, et dans un style de jeu qui renvoie bien à celui de La Mort d’Empédocle. Voilà pour cette « moralité en 8 tableaux » qui fut créée en France par Jean-Marie Serreau en 1949. Jean-Marie Serreau que viennent de mettre très opportunément en lumière Sylvie Chalaye et Romain Fohr dans leur petit ouvrage qui vient de paraître chez Actes Sud-Papiers.

En tout cas, Bernard Sobel parvient ici à redonner tout son sens au Lehrstück brechtien, et on relira avec attention ce que Brecht dans l’ensemble de petits textes réunis dans La Pièce didactique, 1929-1956, pouvait en dire avec précision, et l’on trouve, entre autres développements, ces deux annotations : « Quand vous représentez une pièce didactique, il vous faut jouer comme les élèves d’une école », et « la pièce didactique enseigne parce qu’elle est jouée, non parce qu’elle est vue »…

Photo : © Hervé Bellamy