Phèdre d'aujourd'hui

Jean-Pierre Han

5 février 2025

in Critiques

Phèdre de Racine. Mise en scène d’Anne-Laure Liégeois. Spectacle vu le 27 janvier 2025 au Meta, CDN de Poitiers où il sera repris les 25 et 26 novembre 2025.

Création les 6 et 7 février 2025 au Cratère, Scène nationale d’Alès, puis à la Comédie de Saint-Etienne du 11 au 14 février, le 7 mars, au théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse), les 13 et 14 mars à L’Azimut Antony/Châtenay-Malabry, le 20 mars 2025 à L’Équinoxe, Scène nationale de Châteauroux, etc.

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Grande figure féminine mythique de la littérature qui dépasse largement le simple cadre théâtral, la Phèdre de Racine est enfin perçue et proposée par une femme metteure en scène, Anne-Laure Liégeois. Dans le contexte socio politique actuel ce constat est loin d’être anodin. Si Anne-Laure Liégeois n’est certes pas la première femme à s’emparer de la pièce de Racine (on songe notamment au travail de Brigitte Jaques-Wajeman en 2020), son regard sur la pièce et son personnage principal est aujourd’hui particulièrement bien venu, d’autant qu’elle a eu l’heureuse idée de faire appel à Anna Mouglalis – dont on connaît le talent bien sûr, mais aussi son implication pour le combat de #meetoo – pour interpréter le rôle-titre. On se souviendra pour la petite histoire qu’à l’origine le texte s’intitulait Phèdre et Hippolyte, la mention du nom du fils de Thésée et de l’amazone Antiope disparaissant dès la deuxième édition de la pièce…

C’est le Méta du CDN de Poitiers Nouvelle Aquitaine qui a donc accueilli les premières présentations du spectacle proposé par Anne-Laure Liégeois. Le Méta est un nouveau théâtre encore en pleine installation au cœur de l’Université de la ville, avec son grand plateau nu et des gradins provisoires. Le désordre des tout derniers travaux du bâtiment sied paradoxalement à l’esprit de cette Phèdre. Le plateau a beau être d’une belle nudité avec simplement trois longs canapés noirs de chaque côté et en fond de scène sur lesquels, en attente d’investir l’aire de jeu centrale, viennent se lover les comédiens, ce n’est pas le sentiment d’un ordre quelconque qui est mis en valeur, mais au contraire celui d’un incroyable désordre, celui de la passion amoureuse et de ses conséquences dès l’instant où elle se déploie et s’exprime à travers le corps et le voix de Phèdre. C’est bien ce sentiment qui s’exprime dès l’apparition et le jeu d’Anna Mouglalis et rien ne saura l’endiguer. Et toute la pièce, avant même l’arrivée de Thésée, semble bringuebaler à ce rythme que seule la rigueur de Théramène (David Migeot excelle) tente de juguler. Ce qui se joue c’est la friction entre l’extrême déséquilibre provoqué par la passion sexuelle (appelons les chose par leur nom) et l’équilibre tenu des alexandrins qui l’exprime. Phèdre, c’est une poudrière qu’Anne-Laure Liégeois avec presqu’une « tranquille » assurance (qu’elle exprime dans le petit rôle qu’elle tient, celui de Panope, la confidente de Phèdre, assise à la lisière du plateau et de la salle, près des spectateurs). Alors qu’en fait, la metteure en scène qu’elle est gère au mieux les évolutions sinusoïdales de l’intrigue avec ses différents personnages, faussement secondaires, Hippolyte (fragile Ulysse Dutilloy-Liégeois), Aricie (Liora Jaccottet), Œnone (Laure Wolf), Ismène (Ema Haznadar), mais essentiels ça va de soi. Jusqu’à l’arrivée, pleine de bruit et de fureur, d’Olivier Dutilloy, Thésée, avec lequel le jeu de massacre – un vrai carnage – va pouvoir se développer et arriver à son terme.

Ce petit monde, noir très noir comme tous les costumes modernes (signés Séverine Thiebault), comme la scène elle-même –Anne-Laure Liégeois assume également la scénographie – trouve ici son point d’orgue tout en ajoutant une petite pierre à son propre parcours dont on rappellera qu’il est passé (entre autres nombreux spectacles) par Euripide, Sénèque, Shakespeare, Marlowe et John Webster, une belle généalogie…

Photo : © Christophe Raynaud de Lage