Le cri de Tamara Al Saadi

Jean-Pierre Han

3 février 2025

in Critiques

Taire, texte et mise en scène de Tamara Al Saadi. Spectacle créé au CDN Dijon-Bourgogne le 16 janvier 2025. Présenté au Théâtre national de la Criée à Marseille, jusqu’au 7 février, puis tournée du 5 au 8 mars au CDN Nice Côte d’Azur, les 13 et 14 mars à la Scène nationale de Toulon-Chateauvallon-Liberté, les 20 et 21 mars à l’Espace 1789, Saint-Ouen, du 26 mars au 6 avril au TGP, CDN de Saint-Denis.

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Taire ! Le titre claque et pose d’emblée l’enjeu de la représentation. Au cas d’ailleurs où le spectateur aurait la moindre hésitation sur ce dont il est convié à assister, il aura tout loisir de lire cette citation avec une écriture tremblante d’enfant inscrite sur le rideau de fer baissé devant la scène « enfant : ‘infans’ en latin / celui qui ne parle pas ». Cette affirmation péremptoire en annonce du spectacle caractérise aussi tout le parcours de Tamara Al Saadi, entrée au pas de charge, avec fougue, dans le monde du théâtre, raflant au passage plusieurs prix du festival Impatience, déjà invitée au festival d’Avignon dès 2022, et poursuivant le même sillon de travail avec une rare détermination et une tout aussi rare cohésion. Franco-irakienne la jeune femme entretient naturellement un rapport complexe avec les langues, la maternelle et celle de son pays d’accueil. C’est ce qui noue sans doute le travail d’écrivaine qu’elle est tout autant que metteure en scène et comédienne.

Il est donc question dans ce dernier spectacle qui marque une étape importante dans son parcours d’une parole tue, comme de la parole éructée au point de devenir sourde et inopérante… Dans les deux cas de figure le résultat est le même : paroles tues ou baillonnées à force, paradoxalement, d’avoir été éructées. Tamara Al Saadi, autrice, a inventé cette double fable à partir d’Antigone et de l’expérience qu’elle a menée autour de la figure de la toute jeune fille justement lors du projet Adolescence et territoire en 2024 auprès de jeunes en milieu hospitalier et autres lieux de soins. En ce sens l’Antigone de ce spectacle est tout sauf une nouvelle adaptation de la pièce de Sophocle, elle l’est d’autant moins qu’elle est intriquée à une autre fable. Celle d’une adolescente, Eden – dont la sonorité rappelle l’Édène d’Alice Zeniter ? – née d’un viol et placée par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), avec ses règlements d’une rigidité confondantes, dans des familles d’accueil ou dans des foyers. Eden contrairement à Antigone hurle sa rage : on ne pourra pas l’entendre. À partir de ces deux histoires comme mises en miroir se dessine une fable qui ramasse toutes les problématiques d’une jeunesse totalement sacrifiée.

Il faut le redire : Tamara Al Saadi, avec Taire, a écrit une véritable œuvre (et cela va bien, je l’ai dit, au-delà d’une simple adaptation de l’Antigone de Sophocle). Entre l’arabe (« le bastion de la langue maternelle résiste toujours » disait-elle il n’y a pas si longtemps), et le français elle crée sa propre langue et sa propre grammaire théâtrale. On songe aussi au titre du livre du chercheur marocain, Je parle toutes les langues, mais en arabe ! Cette arabité on la retrouve, pour le tout meilleur, chez Tamara Al Saadi metteure en scène, dans sa manière d’habiter et de gérer les déplacements (parfois chorégraphiés par Sonia Al Khadir) de ses comédiens, de les diriger aussi dans un espace qu’elle a elle-même conçu. Il faut dire que la plupart des participants, sur le plateau et hors plateau, ont déjà travaillé avec elle et sa compagnie de La Base. L’apport du travail de création sonore et musicale de Bachar Mar-Khalifé, qui a écrit et composé les chants, l’ingénieure du son et bruiteuse Éléonore Mallo et Fabio Meschini présents sur scène s’avérant fondamental. Splendide déploiement tous azimuts, toujours maîtrisé, pour dire l’essentiel d’aujourd’hui. Avec une équipe d’interprètes jouant, pour certains d’entre eux, dans les deux histoires comme Manon Combes dans le rôle de Créon et de la responsable de l’ASE ou Tatiana Spivakova, Tirésias et Magalie la référente ASE d’Eden. Leurs compagnons de jeu ont pour nom Ryna Larras, Mohammed Louridi, Chloé Monteiro, Mayya Sanbar (Antigone) Ismaël Tifouche Nieto, Marie Tirmont, et Clémentine Vignais. Ils sont tous au même diapason.

Photo : © Christophe Raynaud de Lage