Lagarce et son double

Frictions

1 février 2025

in Critiques

Il ne m’est jamais rien arrivé, d’après Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Johanny Bert. Théâtre de l’Atelier, du jeudi au samedi à 19 heures.

Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Johanny Bert. Théâtre de l’Atelier, du mercredi au samedi à 21 heures, le samedi également à 15 heures, le dimanche à 16 heures.

Puis tournée à partir du 25 mars à Cébazat, Blois pour les deux spectacles, pour Lyon, Pau et Périgueux pour Juste la fin du monde ensuite.

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C’est une gageure, voire une folie, de vouloir en une heure de temps faire revivre une « œuvre » (qui ne se présente d’ailleurs pas comme telle bien sûr) dans laquelle il est en majeure partie question de la mort prochaine de l’auteur. Gageure que de réduire ainsi près d’un millier de pages écrites entre le 9 mars 1977 et le 27 septembre 1995 par Jean-Luc Lagarce – c’est de lui dont il s’agit – mort trois jours après avoir tracé les dernières lignes de son Journal qui se compose de pas moins de vingt-trois cahiers, un peu moins d’un millier de pages donc, dans lesquelles il consigne les événements intimes de sa vie, de manière mensuelle d’abord puis de manière moins méthodique ensuite. En mars 1977 Jean-Luc Lagarce malgré son jeune âge a déjà écrit quelques pièces de théâtre et entreprend de créer avec quelques amis le Théâtre de la Roulotte (qui deviendra officiellement professionnelle en 1981), ils sont alors déjà en pleine répétition… La vie de Jean-Luc Lagarce bat son plein alors qu’il est très vite atteint du sida.

Comment rendre compte théâtralement de tels écrits qui présentent cependant la caractéristique de s’adresser directement à un futur éventuel lecteur ? Comment faire théâtre de ce qui, apparemment, pouvait paraître en être éloigné ? La réponse apportée par Vincent Dedienne qui a fait le choix et l’adaptation des textes qu’il porte à notre connaissance est probante et touche au cœur. Dirigé par Johanny Bert, et discrètement accompagné par la dessinatrice Irène Vignaud, le comédien est particulièrement à l’aise dans son dialogue avec la salle alors que, bien sûr, c’est la temporalité, le continuité « syncopée » du cheminement vers l’issue fatale qui crée l’axe dramatique de l’ensemble. Vincent Dedienne a privilégié dans son choix des éléments qui concernent la vie familiale de Lagarce, mais surtout tout ce qui touche à la description dans un style inimitable fait d’ironie, de dérision (autant de masques de pudeur) avec une authentique verve sa vie placée, si l’on s’en tient à ce qui nous présenté, sous le signe de la drague homosexuelle. C’est dès lors aussi toute une époque, celle des années sida, qui resurgit dans un étonnant tableau. Dirigé par Johanny Bert Vincent Dedienne donne toute sa mesure dans l’espace restreint de la scène qui est comme la représentation de ce que l’on voit sur l’affiche du spectacle où on le voit courir vers nous enserré dans une sorte de couloir composé de murs en briquesC’est là une très juste représentation de ce qu’est ce spectacle dont le titre Il ne m’est jamais rien arrivé se révèle être lui aussi d’une extrême ironique justesse.

À l’origine Johanny Bert pensait ne mettre en scène que Juste la fin du monde, une pièce écrite en 1990 dans laquelle il est question du retour d’un fils, Louis, auprès de sa famille qu’il n’a pas vue depuis plus de dix ans. Sa mère, son frère cadet et sa femme, sa sœur cadette sont là, mais les choses tourneront mal : Louis est revenu pour annoncer sa mort prochaine, mais il ne dit rien, parle à peine et s’en retourne. Dans les pages du Journal de Lagarce s’il est bien question de sa famille, il est clair que le dialogue et l’aveu de son homosexualité tout comme de sa maladie à ses parents ne sont jamais exprimés. Il devenait évident aussi bien pour Vincent Dedienne que pour Johanny Bert de rapprocher les deux textes, de les donner en regard l’un avec l’autre. C’est d’ailleurs Vincent Dedienne qui interprète le rôle de Louis auprès d’Astrid Bayiha, Céleste Brunnquell, Christiane Millet et Loïc Riewer. Mais autant Il ne m’est jamais rien arrivé emporte l’adhésion, autant Juste la fin du monde est décevant. La faute sans doute aux rajouts du metteur en scène (marionnette du père absent…), à une scénographie pour le moins compliquée. Vincent Dedienne ne s’y semble guère à l’aise et joue d’une manière atonale, C’est dommage En regard de ce qu’il propose dans Il ne m’est jamais rien arrivé.

Jean-Pierre Han

Photo : © Christophe Raynaud de Lage