Repenser Brecht aujourd'hui ?

Jean-Pierre Han

16 janvier 2025

in Critiques

Grand-peur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht. Mise en scène de Julie Duclos. Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 7 février à 20 heures, puis suite de la tournée au TNP de Villeurbanne (du 13 au 22 février), Théâtre du Nord à Lille (du 27 février au 2 mars). Tél. : 01 44 85 40 40.

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« Brecht : par quel bout le prendre ? » se demandait un metteur en scène, grand connaisseur de l’auteur allemand (et de Heiner Müller), Jean Jourdheuil. Nous étions en 1973, à la fin du temps où les mises en scène de Brecht faisaient florès sur les scènes françaises et où les gloses le concernant se multipliaient. Ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui, rendant l’ironique question de Jourdheuil paradoxalement encore plus pertinente. On ne peut dès lors que se réjouir de voir une jeune metteure en scène, Julie Duclos, directrice d’une institution, le CDN de Reims, apporter une élément de réponse avec son travail sur Grand-peur et misère du IIIe Reich – pas l’une des « grandes » pièces de l’auteur, pas non plus une de ses pièces de jeunesse fort prisée par leur côté soi-disant « anarchiste » ou carrément « rimbaldien » – , une pièce à part en somme composée d’une suite de 24 séquences écrites entre 1935 et 1938, à l’orée de la 2e Guerre mondiale par un auteur en pleine maturité (il a 37 ans), maître de son art. Si bien sûr, le but de toutes ces saynètes demeure le même, elles sont de taille et d’importance (?) différentes, dessinant ainsi une trajectoire à la rythmique bien particulière parce que non uniforme, mais qui s’avère bien sûr, au bout du compte, d’une extrême cohérence. Pour dénoncer – il s’agit bien de cela – l’insidieuse gangrène des esprits et des corps qu’opère le nazisme à son époque qui mènera là où l’on sait, Brecht faisant défiler les tableaux pour saisir avec une incroyable, subtile et forte acuité les victimes dans tous les milieux de la société d’alors. Nous sommes certes dans l’Allemagne des années 30 à 38, dans toutes les couches de la société (femmes de chambre, ouvriers et ouvrières, cuisinières, soldats, paysans, juges, médecins, petits bourgeois, étudiants, etc.), mais la relation avec ce qui se passe aujourd’hui dans de nombreux autres pays va de soi : Grand-peur et misère du IIIe Reich possède bien une valeur universelle.

Parmi les 24 séquences, Julie Duclos, dans une nouvelle traduction de Pierre Vesperini, en choisit donc 13 pour les mettre en miroir avec notre époque. Jeu d’équilibre puisque entre l’ancien et le nouveau : elle conserve la tonalité « historique » du propos – difficile quand même de faire autrement –, avec notamment des costumes de l’époque de sbires (SA) du Reich, par exemple, tout en en rénovant savamment d’autres de la population (costumes de Caroline Tavernier). C’est toutefois dans la scénographie de Matthieu Sampeur que la mise aux normes d’aujourd’hui est opérée. Dans une sorte de rigoureuse et très calculée simplicité dans les formes. Vaste espace avec des éléments bien découpés et mobiles pouvant au fil des séquences configurer des espaces différents avec appui important de la vidéo. On passe d’une saynète à une autre – Brecht a donné un titre à chacune d’entre elle, en la situant avec précision, ce qui pourrait avoir pour conséquence de les autonomiser, ce dont certains équipes théâtrales ne se gênent guère de faire. Ce qui n’est certes le cas de Julie Duclos – on peut l’en remercier – qui, tout au contraire tente de trouver une cohérence à l’ensemble : elle « recoud » esthétiquement les séquences entre elles dans des sortes de fondus enchaînés cinématographiques dans lesquels l’équipe des dix comédiens (sans compter deux enfants) qui jouent tous plusieurs rôles se fait un plaisir d’intervenir dans plusieurs rôles. Une belle distribution comme toujours chez Julie Duclos.

C’est très beau, mais c’est peut-être là, paradoxalement, où justement le bât blesse. Dans l’esthétisation de l’ensemble, avec tout de même un côté « glacé » très chic gommant toute aspérité, peut-être toute profonde violence.

Photo : © Simon Gosselin