Le livre d’images du "Soulier de satin"

Jean-Pierre Han

31 décembre 2024

in Critiques

Le Soulier de satin de Paul Claudel. Mise en scène d’Éric Ruf. Comédie française, jusqu’au 13 avril 2025, à 15 heures jusqu’à 23 h 30. Tél. : 01 44 58 15 15. comedie-francaise.fr

Jean-Louis Fernandez

En toute légitimité Éric Ruf, pour son départ à le tête de la Comédie-Française en juin prochain et après dix ans de bons et loyaux services, a décidé de s’en aller sur ce que l’on peut bien appeler un coup d’éclat purement théâtral (soyons rassurés) en présentant ce que tout le monde considère comme un chef-d’œuvre, Le Soulier de satin de Paul Claudel, tout en rendant hommage à sa troupe (exceptionnelle) et à ceux qui les admirent, à savoir les spectateurs invités pour l’occasion à participer de près et même à chanter à ce qui se veut être une fête. Audacieux pari réussi ? Sans doute, encore faudrait-il apporter quelques nuances à cette affirmation : Le Soulier de satin, un chef-d’œuvre ? On pourra toujours ergoter en prétendant que ce n’est pas forcément, dans la prolifique œuvre de l’auteur, le plus pur joyau, en préférant par exemple, et notamment, son Tête d’or. Mais passons…

Reste qu’a priori le pari, car c’en est sans doute un, d’Éric Ruf s’avère juste dans la mesure où ce qui est magnifié dans cette pièce monumentale, c’est aussi l’art du théâtre dans ses multiples – et parfois contradictoires – propositions et cela permet de décliner toutes les gammes de jeu possibles et imaginables, ce dont la troupe de Français profite largement (jusqu’à parfois l’abus dans le sur-jeu d’un Serge Bagdassarian, par exemple, qui dans le rôle de l’Annoncier s’y adonne jusqu’à l’excès…) tout heureux de se retrouver au centre de cette machine théâtrale. Le pari d’Éric Ruf ne va toutefois pas jusqu’au bout puisque finalement ce n’est pas l’intégralité de la pièce (ou la quasi intégralité comme l’avaient fait jadis Jean-Louis Barrault, puis plus proche de nous Antoine Vitez en 1987, et Olivier Py en 2003) qui nous est ici proposée, mais un peu plus de la moitié soit environ six heures trente sur ce qui aurait pu aller jusqu’à plus de onze heures... Pourquoi pas, mais on aura dès lors tout le loisir de pointer les manques, les coupures, rendant parfois un peu plus confus – et parfois incompréhensible – ce qui, déjà, est assez volontairement complexe à suivre… Même si la quasi totalité des dix-huit comédiens se met au sens strict du terme en quatre, comme Laurent Stocker qui assume donc quatre rôles et ce n’est pas le seul, on reste loin des soixante-dix participants prévus par Claudel !

L’attention d’Éric Ruf qui a assumé seul l’adaptation de la pièce (sans l’aide d’un quelconque dramaturge, rejoignant ainsi Vitez qui abhorrait cette fonction, qualifiant ces individus de « flic de l’esprit ») a peaufiné son équipe aussi bien au plan musical (avec la direction de Vincent Leterme) qu’au plan des costumes, superbes et justes dans le propos, signés Christian Lacroix, lui-même Éric Ruf, metteur en scène et comme toujours signant la scénographie avec clin d’œil au Japon avec la passerelle coupant longitudinalement la salle permettant ainsi l’entrée et le passage de certains personnages. Ce n’est théâtralement qu’un clin d’œil parmi bien d’autres car c’est de cela aussi dont il est question dans le Soulier de satin, d’une volonté globalisante de tous les théâtres du monde. On l’a dit et répété, Claudel en tout premier, la pièce est une pièce-monde, ou pour le dire encore plus précisément une pièce-monstre. Car, et c’est une caractéristique de cette œuvre (testamentaire ?), au cœur de la pièce avec ses didascalies très précises comme en dehors, Claudel s’est abondamment et avec moult précisions exprimé sur son sujet, donnant des indications qui pourraient même être celles d’un metteur en scène. Donc éloge du désordre, rappel de ses influences clairement évoquées – le siècle d’or espagnol avec Calderon et Lope de Vega, et de tant d’autres, d’Eschyle à Hugo en passant par Shakespeare… Pièce-monstre parce que, dans une reconfiguration totale de l’espace et du temps, avec sa part d’ombres et de lumières, accompagnée des recommandations insistantes de l’auteur, « il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! », l’éloge du « désordre », il n’était pas forcément donné d’avance qu’Éric Ruf puisse tracer clairement son chemin. C’est pourtant ce qu’il parvient à faire, le plus fidèlement possible au cœur de cet univers baroque, reconstituant, tableau après tableau – et ce sont bien des tableaux qu’il compose, et le spectacle ressemble à un livre d’images – la volonté de composition est patente – avec grand soin. Et toujours dans un esprit réflexif : en ce sens le théâtre de Claudel ainsi que le notait autrefois Christian Schiaretti « est un théâtre en train de se faire ». C’est donc bien du théâtre en train de se faire, avec toute sa machinerie, qu’Éric Ruf nous montre sur le plateau dénudé de la salle Richelieu. Grandiose bric-à-brac qui n’hésite pas à aller du côté de la bouffonnerie, l’aspect éclaté de l’ensemble ayant peut-être aussi à voir avec la longue gestation (cinq ans) de l’écriture de la pièce, dont le but se focalise sur son côté « spirituel » avec la narration de l’impossible histoire d’amour entre Prouhèze et Rodrigue. Il aura fallu en passer par de longs chemins tortueux et quelque peu languissants dans la deuxième journée (c’est bien connu « Dieu écrit droit avec des lignes courbes »), avant la troisième journée de la pièce donnée juste après le long entracte destiné à la restauration des spectateurs (!), pour que, justement, Marina Hands (qui, « divin  hasard », est la fille de la Prouhèze de Vitez, Ludmila Mikaël, dont l’éperdu d’amour Rodrigue était Didier Sandre qui se retrouve aujourd’hui, dans la mise en scène d’Éric Ruf, premier et vieil époux de Prouhèze…) donne la superbe mesure de son talent et son éclat au verbe claudélien, entraînant dans son sillage, mais un ton au-dessous et Camille (Christophe Montenez), et Rodrigue (Baptiste Chabauty). Toute la troupe, d’Alain Lenglet aux comédiens de l’académie de la Comédie-Française, en passant par l’intense Suliane Brahim ou Danièle Lebrun participe et défile dans ce livre d’images.

Photo : © Jean-Louis Fernandez