La formidable revanche théâtrale des "Moins que rien"

Jean-Pierre Han

30 novembre 2024

in Critiques

Moins que rien d’Eugène Durif. Mise en scène de Karelle Prugnaud. Théâtre 14 jusqu’au 7 décembre à 20 heures, jeudi à 19 heures, samedi à 16 heures. Tél. : 01 45 45 49 77. www.theatre14.fr

15-MOINS QUE RIEN

L’état des manuscrits de Woyzeck composés de fragments l’autorise : chacun se permet de proposer son propre texte dans l’ordre qui lui convient. Eugène Durif ne fait pas exception à la règle, mais va beaucoup plus loin : tout en restant fidèle à l’écriture et au projet de Georg Büchner, il recompose (mentalement a-t-on envie d’ajouter) la « pièce » à sa manière. Ne reste d’abord sur place que le seul soldat Woyzeck, celui qui a tué sa compagne Marie, la mère de leur enfant. Tout le reste, c’est-à-dire les autres nombreux personnages – le capitaine, le docteur, le tambour-major, Andrès, etc. – ne sont que l’émanation (la réminiscence) de son esprit malade et torturé. Et de torture justement il est bien question dans le spectacle que nous propose Karelle Prugnaud ; il s’agit en effet de torturer le pauvre bougre – « un moins que rien », caricature de notre humaine condition à laquelle Eugène Durif entend, malgré tout, donner la parole –. En ce sens la metteure en scène, prenant en charge le texte d’Eugène Durif, franchit un pas supplémentaire dans sa dynamique. Beau et impitoyable développement.

Woyzeck donc est seul sur scène parmi les ombres d’autres soldats de sa garnison réduits à de simples silhouettes découpées dans de minces plaques de bois. Seul, mais avec tous les personnages du drame qu’il porte en lui. Et comme parmi toutes les fonctions qu’occupa le jeune Büchner décédé à l’âge de 23 ans, il y eut celle d’anatomiste, on peut arguer que Karelle Prugnaud a bien pensé à nous faire l’anatomie de la « chute » du soldat Woyzeck liée à l’aveu de son féminicide. Cet aveu il faudra donc un peu plus d’heure de temps (celui de la durée du spectacle) pour l’obtenir après avoir été torturé. Ce que nous montre et nous fait sentir (en mettant plus ou moins le spectateur dans la même posture que le présumé coupable) la démonstration théâtrale et performative de Karelle Prugnaud c’est la manière dont justement elle va obtenir cet aveu. Torture par le son et l’expérimentation sonore obtenus par l’ingénieur Kerwin Rolland qui a (pour l’armée) déjà mis en pratique ce type de travail… Torture par l’eau puisque plongé dans une boîte transparente, sorte de cabine téléphonique (en tout cas dans cet espace) qui se remplit d’eau au fur et à mesure du spectacle, Woyzeck finira même par rejouer ou tout simplement jouer (mimer et accomplir) son acte criminel. Et c’est à ce stade que Bertrand de Roffignac donne, avec son talent, toute l’effrayante mesure à ce parangon des « moins que rien », cet éternel humilié, alors que l’eau ne cesse de monter et devrait finir par le noyer si d’aventure il persistait dans la dénégation, la non reconnaissance de son acte criminel. Dans l’acte performatif, le comédien va jusqu’au bout de sa respiration. C’est sans doute ce qu’a voulu Karelle Prugnaud qui gère l’ensemble du plateau – la scénographie est signée Gérald Groult) – avec une belle maîtrise alors que le plasticien Tarik Noui apporte sa touche, notamment en se chargeant de la vidéo qui saisit de près (et parfois en plans plus larges) les évolutions de Woyzeck dans ce qu’Eugène Durif reprenant ce qui fut griffonné dans la marge du manuscrit de l’auteur appelle : le « parcours de l’aveu »…

Photo : © Vahid Amanpour