Un chef-d'œuvre
Les Fausses confidences de Marivaux. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre des Amandiers de Nanterre, jusqu’au 21 décembre à 20 heures (samedi à 18 heures, dimanche à 15 heures). Tél. : 01 46 14 70 00. nanterre-amandiers.com
Suite de la tournée en 2025 dès janvier, à Brive, Albi, Versailles, Massy, Pau, Amiens, etc.
Revenu tardivement, en 2021, à Marivaux, avec La Seconde surprise de l’amour – un superbe spectacle déjà – après l’avoir mis en scène dès 1981 avec la Double inconstance, c’est peu dire qu’Alain Françon a une connaissance approfondie de l’auteur du siècle des Lumières. C’est bien ce qui frappe d’emblée à la vision de ces Fausses confidences écrites en 1737 soit un peu plus tardivement que les autres grandes pièces du dramaturge : une connaissance de Marivaux qui permet au metteur en scène d’œuvrer au plus près de la pensée de l’auteur et de ses soubassements et, avec ses comédiens – incroyable distribution d’une non moins incroyable cohérence, jusque dans les plus petits rôles –, d’approcher une sorte d’absolue perfection. Avec, pour commencer, un travail sur la langue magnifié dans l’élocution, la rythmique et le chant des interprètes : on a rarement entendu cette langue sur une scène qui place Marivaux dans un autre espace que celui que l’on a coutume de percevoir, même dans des mises en scène plutôt réussies. Parce que cette langue se fait chair ici. Le mérite en revient bien sûr au travail des comédiens – sous la houlette de Françon, ça va de soi –, ce sont bien eux qui assument cette partition et on sent bien la netteté et le polissage de leurs paroles encore et toujours jusqu’à ce que rien – pas le moindre « écart » ou éclat – ne vienne soudainement décaler, gripper ou occulter son chant. L’environnement spatial conçu comme toujours par Jacques Gabel, découpé au couteau avec les lumières d’un autre fidèle collaborateur, Joël Hourbeigt (avec Thomas Marchalot) les y incite pour ainsi dire. Pas d’échappatoire ou de dérive possible.
Le jeu de ces Fausses confidences se fait jour et détonne un peu par rapport aux autres pièces de Marivaux. Jeu de l’amour encore et toujours certes, mais sans hasard aucun cette fois-ci et avec comme finalité le pouvoir que procure l’argent. C’est bien de cela dont il s’agit. Du désargenté Dorante (Pierre-François Garel) autrefois maître du manipulateur Dubois, tout de noir vêtu (Gilles Privat) passé au service d’une veuve (Georgia Scalliet) sur le point de se marier à un comte, et d’acquérir ainsi titre et encore davantage d’avoirs comme le souhaite sa mère (Dominique Valadié), avide de ce changement de classe sociale. Sauf que Dorante devient « timbré », toqué, c’est-à-dire fou au sens premier du terme, à la simple vue d’Araminte la veuve, et que, dès lors, Dubois va se transformer en vrai Mephisto, continuant à servir son ancien maître, et s’autoriser à affirmer une fois sa « mission » réussie : « Ouf ! Ma gloire m’accable » !…
Langue qui se fait chair, certes, et de quelle manière, mais, au sens propre, il arrive à la jeune veuve que son corps justement dise – malgré qu’elle en ait – ce qu’elle n’ose encore s’avouer. Ce que réalise à ce stade Giorgia Scalliet est simplement prodigieux : son corps, moulé dans la superbe robe blanche réalisée par Pétronille Salomé, parle. Et lorsqu’elle l’écoutera enfin, sa décision sera prise affirmant du même coup son libre arbitre de femme… un vrai manifeste envers et contre tout (notamment de la respectabilité, des usages et de la morale bourgeoise que sa mère – rôle dans lequel Dominique Valadié, à l’extrême limite de la caricature, excelle à son habitude –, saisis qu’elle est dans les rets tendus par le machiavélique Dubois (Gilles Privat)… Toute la distribution (de Pierre-François Garel à l’étonnant Guillaume Lévêque en passant par Yasmina Remil…) fonctionne à cette aune, portée à son point d’incandescence.
Photo : © Jean-Louis Fernandez